lundi 26 mai 2008

Le savant M. Servet victime de tous les fanatismes




Par E.-J. Savigné (1906-1907)

Le texte complet arrive bientôt !


COMITE DE PATRONAGE

Présidents d'honneur

MM.

Le Préfet de l'Isère.
Marcellin BERTHELOT, sénateur, ancien Ministre, membre de l'Académie Française et de l'Académie de Médecine, secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, professeur au Collège de France.
Antonin DUBOST, sénateur, président du Sénat, ancien Ministre, conseiller d'Etat honoraire, président du Conseil général de l'Isère.



Président

Camille JOUFFRAY, sénateur de l'Isère, ancien maire de Vienne.



Vice-présidents

Le Sous-préfet de Vienne.
J. BRENIER, maire de Vienne.
F. BRESSE, ancien maire de Vienne.
Louis BUYAT, député de Vienne.



Membres

Victor AUGAGNEUR, ancien maire de Lyon, professeur honoraire à la Faculté de Médecine, gouverneur général de Madagascar.
Alphonse AULARD, professeur à la Sorbonne.
Léon BARBIER, président du Conseil général de la Seine.
Armand BASSET, rédacteur en chef du Progrès de Lyon.
Charles BEAUQUIER, député du Doubs, président de la Ligue Franco-Italienne.
Dr Rudolf BERGER, professeur à Berlin.
Ernest BIZOT, correspondant du Ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, Conservateur des Musées et de la Bibliothèque de Vienne.
Léon BOURGEOIS, sénateur delà Marne, ancien président de la Chambre des Députés, ancien président du Conseil des Ministres.
Aristide BRIAND, député de la Loire, Ministre de l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes.
Dr BRISSAUD, médecin des hôpitaux, professeur à la Faculté de Médecine de Paris.
Henri BRISSON, député des Bouches-du-Rhône, président de la Chambre des Députés, ancien président du Conseil des Ministres.
Dr BROUARDEL, membre de l'Institut, doyen honoraire de la Faculté de Médecine de Paris, professeur à la Faculté, membre de l'Académie de Médecine.
Paul BROUSSE, président du Conseil municipal de Paris.
Ferdinand BUISSON, député de la Seine, professeur à la Sorbonne, directeur honoraire de l'Enseignement primaire, président de la Ligue française de l'Enseignement.
Adolphe CARNOT, membre de l'Académie des Sciences, inspecteur général des Mines, directeur de l'Ecole Nationale des Mines, président de l'Alliance républicaine démocratique, président du Conseil général de la Charente.
Dr CAUBET, doyen de la Faculté de Médecine et de Pharmacie de Toulouse.
Dr Paul CAZENEUVE, député de Lyon, professeur à la Faculté de Médecine, président du Conseil général du Rhône.
CHANOZ, député de l'Isère.
Octave CHENAVAZ, député de l'Isère.
Louis CLAPOT, rédacteur en chef du Lyon Républicain.
Georges CLEMENCEAU, sénateur du Var, président du Conseil des Ministres, Ministre de l'Intérieur.
Dr COMBEMALE, doyen de la Faculté de Médecine et de Pharmacie de Lille.
Dr DEBOVE, membre de l'Académie de Médecine, doyen de la Faculté de Médecine de Paris.
Dr DÉJERINE, professeur à la Faculté de Médecine de Paris.
Hector DENIS, ancien recteur, professeur à l'Université de Bruxelles.
Auguste DELPECH, sénateur de l'Ariège.
Frédéric DESMONS, sénateur du Gard, ancien vice-président du Sénat.
Gaston DOUMERGUE, député du Gard, ancien vice-président de la Chambre des Députés, Ministre du Commerce.
Maurice FAURE, sénateur de la Drôme, ancien vice-président de la Chambre des Députés.
Anatole FRANCE, membre de l'Académie Française.
A. GINTZBURGER, rédacteur en chef de la Dépêche Dauphinoise.
Alexandre GORDON, principal du Collège des Missions, à Manchester.
Dr GROSS, doyen de la Faculté de Médecine de Nancy.
Ernest HAECKEL, professeur à l'Université d'Iéna.
Louis HAVET, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur au Collège de France.
Dr John C. HEMMETER, professeur de physiologie à l'Université de Maryland, Baltimore.
Edouard HERRIOT, maire de Lyon, professeur à la Faculté des Lettres.
Auguste KEUFER, vice-président du Conseil supérieur du Travail, secrétaire général de la Fédération du Livre.
Maxime LECOMTE, sénateur du Nord.
Dr César LOMBROSO, professeur à la Clinique de Psychiatrique de Turin.
MM.
Dr LORTET, doyen de la Faculté de "Médecine de Lyon, correspondant de l'Institut.
Claude LOUP, adjoint au Maire, conseiller d'arrondissement de Vienne.
Dr MAIRET, doyen de la Faculté de Médecine de Montpellier.
R. MONIEZ, recteur de l'Académie de Grenoble.
Jean MOREL, maire de Charlieu, député de la Loire.
Antoine MOREL, conseiller général de Vienne.
Dr W. OSLER, professeur de Médecine à l'Université d'Oxford.
Paul PAINLEVÉ, membre de l'Académie des Sciences, professeur à la Sorbonne. Edouard PETIT, inspecteur général de l'Enseignement primaire.
Ch. PIGUET-FAGES, président du Conseil administratif de la ville de Genève.
Dr PITRES, doyen de la Faculté mixte de Médecine et de Pharmacie de Bordeaux.
Simon PLISSONNIER, député, vice-président du Conseil général de l'Isère.
Claude RAJON, député de l'Isère.
G. RÉAL, sénateur, président du Conseil général de la Loire.
Gustave RIVET, sénateur, vice-président du Conseil général de l'Isère.
Jules ROMATIF, maire de Roussillon.
Nicolas SALMERON, député aux Cortès, ancien président de la République Espagnole.
M. SAINT-ROMME, sénateur de l'Isère.
E.-J. SAVIGNÉ, maire de Sainte-colombe-lès-Vienne.
Gabriel SEAILLES, professeur à la Sorbonne.
Charles SEIGNOBOS, professeur à la Sorbonne.
Alexandre ZÉVAÈS, député de l'Isère.



PRÉFACE



« Ceci est un livre de bonne foi ». La devise que Montaigne a inscrite au fronton de ses Essais pourrait servir d'épigraphe aux pages suivantes, substantielles et équitables, que M. Savigné a consacrées à Michel Servet, et qui apparaîtront comme le testament de sa pensée et le fidèle commentaire du monument confié au talent de M. Joseph Bernard.
Ce que M. Savigné a mis dans ces pages, ce n'est pas seulement son érudition, qui était soigneuse, minutieuse et ne reculait pas devant le labeur souvent ingrat de remonter aux sources, ni son goût d'écrivain, qui était délicat; c'est surtout son esprit souverainement épris de tolérance et de franchise, profondément respectueux de toutes les croyances, un souci passionné de l'indépendance de la conscience, de la pensée et de la personne humaine, et une aversion irréductible pour tous les fanatismes. Si j'évoque ces traits essentiels de M. Savigné, — auxquels ses amis en ajouteraient bien d'autres propres à faire revivre sa physionomie si bienveillante, — ce n'est point pour dresser le bilan de sa vie intellectuelle ni son portrait d'écrivain, mais pour établir le point de vue où il s'est placé quand il a entrepris de dégager de la biographie de Michel Servet et des passions qui ont fait cortège à son nom leur exacte signification.
C'est qu'aussi bien une fortune singulièrement mouvementée est échue à Michel Servet et à son œuvre, à sa vie et à sa mort. Trois siècles ont été insuffisants à restituer à sa physionomie la fixité et la fidélité des traits sous lesquels elle s'offrira au Jugement dernier de l'Histoire. Ballottée en tous sens, sa mémoire a eu une destinée errante et tourmentée. Longtemps, elle a été le signe de ralliement des passions déchaînées dans des directions contraires ; longtemps la sentence de Vienne et le bûcher de Genève ont servi d'aliment à des polémiques sans issue.
Et s'il est vrai qu'aujourd'hui ses mânes aient trouvé leur vrai destin, et que parmi les témoignages de l'admiration humaine, ils soient rendus à leur mission d'évoquer une des plus tragiques aventures que l'Histoire de la pensée ait enregistrées, et de symboliser la tolérance, l'héroïsme et l'indépendance intraitable de la raison, M. Savigné devra occuper un rang d'honneur parmi les initiateurs de cette œuvre de justice pour la part qu'il aura prise à assigner à Michel Servet sa place définitive dans le respect des hommes.
Dans un de ses plus célèbres pamphlets, Carlyle, avec cette vigueur et cette puissance d'ironie qui lui ont fait côtoyer le génie, dénonçait les intempérances de la statuomanie et observait que, pour un sociologue attentif, de nulle autre façon ne se décèle mieux le niveau des esprits qu'en matière de statues publiques : « Montrez-moi l'homme que vous honorez, je sais par ce symptôme, mieux que par aucun autre, quelle sorte d'hommes et de peuples vous êtes ».
C'est à peine un paradoxe; le monde des statues doit former une société d'élite ; il doit être un Panthéon et non un bazar de bronzes. Et des diatribes acerbes et le plus souvent excessives de Carlyle contre la « populace » des statues anglaises, il faut retenir que c'est un acte d'une portée considérable et qui mérite de mûres réflexions que celui par lequel nous donnons la consécration du métal ou de la pierre à un homme et le désignons à l'admiration publique.
La raison d'être de ces monuments est de nous instruire de nos devoirs les plus élevés; et s'il ne souligne pas quelque noble effort de l'esprit humain, cet anthropomorphisme par le marbre ou par le bronze est inutile et dangereux.
Une leçon de tolérance, une retentissante invocation à la liberté d'examen, un exemple d'abnégation absolue en face des exigences d'une raison intransigeante, voilà ce qui résulte de l'œuvre de Michel Servet et de sa dramatique destinée. Et pour avoir dégagé de la carrière de Michel Servet ce résidu symbolique avec une exactitude scrupuleuse d'historiographe, un tact parfait d'écrivain et une impartialité sereine de philosophe, M. Savigné aura donné un digne couronnement à son existence intellectuelle. Il aura, par surcroît, fourni à celui qui jette précipitamment ces lignes et à qui il a fait l'honneur de confier son manuscrit, l'occasion de payer à sa mémoire un juste et sincère tribut de sympathie, de regrets et de déférence.

C. B.



INTRODUCTION


Au moment où la ville de Vienne se dispose à ériger, sur l'une de ses places, un monument en l'honneur de Michel Servet, il nous a paru nécessaire de faire revivre la mâle physionomie de cette noble victime de l'intolérance.
L'auteur qui s'est le plus occupé de Servet est, sans contredit, l'abbé d'Artigny qui, dans ses Mémoires d'histoire, de Critique et de littérature (Paris, Debure, 1749), lui consacre plus de cent pages. Il est vrai que d'Artigny avait sous les yeux tous les documents officiels du procès, qu'il avait tirés des archives de l'Archevêché de Vienne, « afin, dit-il, de fournir des anecdotes, donner un air de nouveauté... insérer des matériaux intéressants par leur singularité et leur piquant.. . », Si l'on doit savoir gré à cet ecclésiastique des détails qu'il donne et des pièces qu'il produit, il faut néanmoins constater qu'il a commis quelques erreurs, que son parti-pris est par trop évident et que ses appréciations, tant sur Servet et ses théories, que sur Calvin et ses adeptes, sont singulièrement exagérées.
Les documents signalés par d'Artigny n'existent malheureusement plus, ni à Vienne, ni à Grenoble. En supposant qu'ils eussent été conservés, on les brûla certainement, au Champ-dé-Mars, le 21 novembre 1793, en même temps que les archives et les titres de l'Archevêché, « papiers de servitude, restes impurs de la féodalité », ainsi qu'on les dénommait alors.


II


Les historiens de l'Eglise de Vienne, Lelièvre, Maupertuy, Charvet et Colombet ne produisent dans leurs publications absolument rien d'inédit.
Lelièvre, dont l'Histoire de l’antiquité et sainctetè de la cité de Vienne (Vienne, Poyet, 1623) est bien anté­rieure aux Mémoires de d'Artigny, ne dit pas un mot de Servet ; il aurait pu pourtant exprimer son opinion, puisque, né à Vienne, chanoine sacristain de l'Eglise de Saint-Maurice, 25 à 30 ans après le supplice, il était à même, mieux que personne, de faire connaître les impressions de l'époque.
L'abbé Drouet de Maupertuy, dans son Histoire De la Sainte Eglise de Vienne (Lyon, J. Certe, 1708), imite, le silence de Lelièvre. Son histoire est assez maltraitée par les historiens religieux qui l'ont suivi et lui font un grief d'être « un écrivain étranger au diocèse de Vienne ».
Le silence gardé par Lelièvre et Maupertuy semble prouver qu'une certaine détente se produisit iiprès les exécutions et paraît indiquer surtout que, dans leur conscience, ces deux historiens réprou­vaient, peut-être, le supplice de Servet.
L'archidiacre Charvet, dans son Histoire de la Sainte Eglise de Vienne (Lyon, Cizeron, 1761) est moins réservé et juge sévèrement Servet. « Ce savant, dit-il, n'était autre chose qu'un loup déguisé. Il avait exercé la médecine et eut beaucoup mieux lait de s'en tenir à l'étude de sa profession que de vouloir pénétrer dans le sanctuaire de la religion, avec des lumières trop courtes pour une si dangereuse entreprise : l’éclat du mystère de la Trinité l'aveugla, et ne pouvant le comprendre, il osa le nier, soutint que Jésus-Christ n'était qu'un, pur homme, et rejeta la foi du péché originel et la nécessité du baptême. Notre archevêque, toujours attentif à conserver la pureté de la foi, oublia la science, qu'il estimait dans cet homme, pour punir l'hérésie. Servet fut arrêté par son ordre ».
L'abbé Colombet, dans son Histoire de l’Eglise de Vienne depuis les premiers temps du Christianisme (Lyon, Mothon 1847] se contente de résumer plu­sieurs faits extraits des Mémoires de d'Artigny, se fait le grand redresseur de torts des historiens précé­dents et s'évertue à prouver que les partisans de la Réforme, qui reprochaient aux Catholiques l'Inquisition et la Saint-Barthélemy, étaient d'avis, eux aussi, de brûler l'hérétique.
Enfin, Colombet, à son tour, ne ménage pas son prédécesseur : « Charvet, dit-il, laisse beaucoup à désirer par l'exposition et la défense de la saine doctrine... Il est très bref sur Michel Servet, — très bref sur la Réforme... Il s'efforce visiblement de dénigrer le langage et la conduite des Papes... et son livre, à tout prendre, n'a pas de choses assez vraiment chrétiennes qui fassent aimer l'Eglise de cet amour filial que lui doit un catholique ».
Le langage de ces deux derniers auteurs contraste, sensiblement, avec la réserve observée par les deux premiers et semble dépeindre, exactement, l'état d'esprit de chacune de ces périodes religieuses.


III


En présence du dénigrement des religions entre elles, des controverses ardentes, aiguës, d'adversaires acharnés, et surtout du sectarisme à outrance des chefs de partis religieux, l'infortuné Servet, qui contredisait également les uns et les autres, devait fatalement être sacrifié.
D'un autre côté, comme les crimes de l'hérésie étaient soumis à la juridiction civile; qu'en France lu cardinal de Tournon, tout à la fois, archevêque et gouverneur de Lyon, « considérait que l'on ne pouvait rien changer ou innover en Religion, sans troubler la tranquillité de l'Etat » et qu'en Suisse « tout homme qui outrageait l'honneur de Dieu était convaincu d'attentat contre la chrétienté, de crime de lèse-majesté divine, etc.» la condamnation était inévitable.
Servet mourut donc sur le bûcher, fidèle à ses convictions, victime de l'intolérance des Eglises et des pouvoirs publics de son temps.
Ce qui restera de la grande figure de Servet, c'est cette indépendance de l'esprit qu'il osa réclamer en plein XVIe siècle, au milieu de militants fanatiques; c'est cette liberté d'examen, de libre discussion qu'il revendiqua de toute son énergie, de toutes ses forces et qu'il paya de sa vie; c'est enfin cette émancipation de la pensée humaine, qui appartient naturellement à chacun, dans son libre arbitre, et qu'après bien des siècles nous avons de la peine à voir proclamer, alors surtout, comme le disait déjà Servet lui-même, que l'on n'est « ni .séditieux ni perturbateur du repos public ».
Les adhésions sympathiques, qui ont surgi de toutes parts en faveur du monument Servet, ne doivent pas être considérées comme des actes d'hostilité envers n'importe quelle religion.
En faire une œuvre de discussion de dogmes ou de controverses religieuses, serait tout-à-fait contraire à l'esprit des initiateurs, vouloir rabaisser le grand enseignement qui résulte de faits que l'on ne peut que stigmatiser, et diminuer surtout la haute portée philosophique et morale qui domine la situation.
Il faut voir, selon nous, dans les manifestations actuelles, la condamnation de théories surannées, repoussées par la conscience et la raison, et établir, sans conteste, que la Société n'a pas le droit de sacrifier un de ses membres, quelle que soit la classe à laquelle il appartient, pour délit d'opinion et pour n'importe quels principes religieux, humanitaires ou politiques.


IV


La notice que nous publions contient des documents précis, authentiques, tirés, en grande partie, des historiens religieux viennois.
Nous avons également puisé des détails très intéressants dans les œuvres allemandes de M. H. Tollin, groupées dans un article très documenté de M. J.-P. Magnin, intitulé Calvin et Servet, et publié à Wiesbaden, en 1886, par l'éditeur Cari Ritter.
En ce qui concerne l'interrogatoire et le procès de Genève, nous avons, pour certains points, eu recours à un remarquable article publié dans la Revue Chrétienne (1er octobre 1903), intitulé : Les Procès et le bûcher de Michel Servet, dont l'auteur est le pasteur Eugène Choisy, président du Comité ayant élevé le monument expiatoire à Genève.
Nous aurions pu tirer parti de nombreux documents qui existent encore et former un volume relativement considérable, mais loin de nous la pensée de faire une œuvre d'érudition.
Ce que nous avons voulu, c'est suivre, pas à pas, Servet dans son existence plus que mouvementée, dans ses études, ses recherches et ses aspirations ; dans la formation, la transformation et la progression de ses idées; résumer les phases variées de ses lumineux espoirs et de ses douloureuses déceptions, aussi bien dans les milieux séculiers et scientifiques que dans le labyrinthe des religions; mettre en relief l'accumulation de ses crimes. .. plus fictifs que réels, les étonnantes et curieuses péripéties de ses procès, de ses interrogatoires, de ses condamnations, de son affreux supplice et enfin rendre un éclatant hommage à la constance de ses principes, à la fermeté de ses convictions.
Nous nous sommes appliqués à être bref et succinct; les faits, d'ailleurs, rigoureusement exacts, parlent d'eux-mêmes et tout commentaire serait superflu.

E.-J. S.

Ste-Colombe-lès-Vienne, juin 1906.

vendredi 23 mai 2008

Qui sont les héritiers spirituels de Michel Servet ?


par
Jean-Claude Barbier
Secrétaire général de l’Assemblée fraternelle des chrétiens unitariens (AFCU) ¹ paru avec autorisation de l'auteur dans le n°24 de la revue Théolib de décembre 2003 intitulé "hommage à Michel Servet" ².

Les chrétiens unitariens
Les premiers héritiers spirituels de Michel Servet sont, bien entendu, les deux Églises historiques qui, en Europe de l'Est (actuelles Lituanie, Pologne, Roumanie et Hongrie), sont nées de l'anti-trinitarisme du XVIe siècle : la Petite Église polonaise (1565-1658) et l'Église unitarienne de Transylvanie (depuis 1568).
Une Église des frères de Pologne et de Lituanie qui a rejeté la Trinité — dite plus simplement la Petite Église polonaise (l'Ecclesia minor) ou encore les Frères polonais — fut reconnue par la diète de Piotrkow en 1565 et s'organisa en marge de l'Église réformée. Elle put installer en 1569 un important centre à Rakow, doté d'une imprimerie et d'un collège réputé. Elle publiera en 1605 le célèbre Catéchisme de Rakow, traduit en allemand en 1608, en latin en 1609, puis plus lard en anglais en 1652, enfin réédité en Hollande en 1684. L’ouvrage circula alors sous le manteau dans une bonne partie de l’Europe. Mais l'imprimerie de Rakow est fermée en 1638 par la contre Réforme, le collège et l'église du village remises aux catholiques. Vingt ans plus tard, en 1658, lu Petite Eglise polonais est officiellement interdite, les adeptes devant, dans les deux ans, entrer dans l’Eglise catholique... ou bien s'exiler. À son apogée, elle avait eu plus de 200 paroisses et de nombreuses écoles. Les pas des derniers fidèles, connus sous le nom d'ariens — en référence à la doctrine du presbytre Arius d'Alexandrie au IVe siècle après Jésus-Christ — ou de sociniens — en référence à l'œuvre théologique de l'italien Fausto Socini qui inspira le Catéchisme — se perdent vers 1824. Au XXe siècle, des congrégations unitariennes se forment à partir des années 1920-1930, puis disparaissent sous les régimes fasciste et communiste. Enfin, en 1996, une Église unitarienne de Pologne revoit le jour avec quelques 150 membres et des sympathisants. Par ailleurs, le socinianisme bénéficie d'un regain d'intérêt auprès de philosophes et historiens. Un Centre de philosophie et d'études sociniennes est animé par un universitaire polonais, Mariam Hillar. À Paris, le Centre d'études en rhétorique, philosophie et histoire des idées de l'Humanisme aux Lumières (CERPHI) travaille entre autres sur ce courant de pensée. L'Église unitarienne de Transylvanie, quant à elle, existe toujours. Elle fut fondée par Ferencz David grâce au soutien du prince transylvain Jean II Sigismond, "roi de Hongrie", qui régna de 1559 à 1569 dans la partie du royaume alors sous tutelle ottomane, et grâce à la décision de la diète de Torda de 1568. Il y avait, à la fin du XVIe siècle, quelques 425 paroisses relevant de cette nouvelle confession chrétienne. Quatre siècles plus tard, l'Église survit toujours en tant que minorité protestante. À la sortie d'une période de persécution communiste, elle comptait encore 41 lieux de culte et 125 paroisses. Au recensement roumain de 1992, la population unitarienne approchait les 80 000 habitants. L'Église unitarienne de Hongrie est son doublon dans ce qui reste de la Hongrie après la formation de l'État roumain en 1859 (avec l'appui de la France de Napoléon III) et le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie au lendemain de la première guerre mondiale. Une première paroisse fut fondée à Budapest en 1876. L'Église hongroise «vante aujourd'hui le nombre de 25 000 fidèles. Les deux Églises, la transylvanienne et la hongroise, ont chacune un évêque à leur tête.
Les "humanistes" italiens jouèrent un grand rôle dans la diffusion des idées anti-trinitaires au XVIe siècle : Lelio Socini (en Pologne en 1558-59), puis son neveu Fausto Socini (en Transylvanie en 1578, puis en Pologne de 1579 jusqu'en 1604, date de sa mort), le médecin Georges Biandrata (en Pologne en 1558 et en Transylvanie en 1563), Paolo Alciati, Valentino Gentile et Bernard Ochino qui le rejoignent en Pologne mais devront en partir après l'arrivée des jésuites en 1564, Jacob Massilara dit Paléologue (né dans une île grecque mais Vénitien par sa famille maternelle ; à Prague en 1570, en Pologne dans les années 1570 à la cour des Jagellon, enfin en Moravie en 1581 où il se fera prendre par l'Inquisition), etc. Avec les anabaptistes et les Frères moraves (issus du mouvement hussite en Bohème), ils contestent la Réforme que les historiens nommeront magistérielle (celle de Luther, Calvin et Zwingli) qui, à leur avis, s'est arrêtée en chemin. D'abord réfugiés en Suisse, mais accusés d'hérésie par les partisans de Calvin et de Zwingli, ils apportèrent leur appui à des Réformés des régions européennes périphériques aux pays déjà occupés par les luthériens et les calvinistes, par exemple au Polonais Pierre de Goniatz qui avait fait ses études de pasteur à Genève et qui introduisit les idées antitrinitaires à Cracovie, puis en Lituanie à partir de 1562, et au Hongrois Ferencz David (1520-1579), né à Kolozsvar en Transylvanie, qui sera successivement le premier évêque luthérien de son pays, le premier surintendant cal­viniste, enfin le premier évoque unitarien, Mais même en Italie, cette effervescence théologique sera rapidement étouffée par l'Inquisition. Déjà, une réunion d'anabaptistes et d'anti-trinitaires à Venise en 1550 avait déclenché les foudres des autorités religieuses. Aujourd'hui, l'unitarisme n'est pas représenté en Italie.
Par contre, les arminiens de Hollande, disciples du théologien Jacobus Arminius — qui voulait déjà rectifier la prédestination — mais qui furent désavoués au célèbre synode calviniste de Dordrecht (1618-1619), ont pu, dès 1628, dans un pays plus libre, s'intéresser aux écrits de F. Socini. Vers 1660, on se met à éditer l'ensemble des écrits sociniens (la Bibliotheca Fratrorum Polonorum). Les Remonstrants sont aujourd'hui les descendants de ces anti-calviniens hollandais. Ils se retrouvent au sein de l'Association internationale pour la liberté religieuse (en anglais iarf) et du Réseau européen de protestants libé­raux, en compagnie des unitariens roumains et hongrois. D'une façon générale, le socinianisme bénéficia de l'intérêt de l'élite intellectuelle européenne du XVIIe siècle : le protestant français Pierre Bayle (1647-1706), réfugié en Hollande, le petit-fils de Fausto Socini, Andrewj Wiszowaty (1608-1685), qui vécut quelque temps à Paris, dans les années 1632-1642, où il rencontra entre autres Descartes, l'Anglais John Locke (1632-1704), etc.
De la Hollande, le socinianisme passe ainsi en Angleterre, puis en "Nouvelle Angleterre". Là-bas, outre-Atlantique, Thomas Jefferson, homme politique et troisième président des États-Unis de 1801 à 1809, et James Madison, son successeur à la Présidence de 1809 à 1817, s'en firent en particulier les champions, dans le contexte d'un christianisme unitarien américain qui se développe à partir de 1743.

Des protestants libéraux
Suite a la contestation interne d'un protestantisme trop rigide par des mouvements libéraux (les arminiens, les protestants libéraux) et de réveil piétistes (méthodistes, quakers), les réformés radicaux (mennonites, sociniens, etc.) se trouvent de moins en moins isolés. Aujourd'hui, l'Église de Genève et l'Église réformée de France (ERF), par exemple, acceptent en leur sein des pasteurs de conviction non trinitaire ; à eux de s'entendre avec leurs paroissiens. L'ERF, en son synode de Valence tenu en avril 1961, émit des réserves au nom de sa minorité libérale lorsque le Conseil œcuménique des Eglises (COE) voulut, à l'instigation des Églises orthodoxes et des luthériens de Norvège, renforcer le caractère trinitaire de sa profession de foi (pourtant déjà trinitaire !). Même si certains protestants libéraux disent préférer Sébastien Castellion à Michel Servet, le premier leur apparaissant, en son temps, plus avancé dans l'affirmation de la tolérance, Michel Servet bénéficie de toute leur sympathie et de leurs écrits. Plusieurs d'entre eux, réunis en août 1986 (à l'occasion d'un colloque international de l'IARF à la faculté de théologie de Montpellier) autour de Théodore Monod (lequel aimait se dire "chrétien pré-nicéen" — c'est-à-dire d'avant le concile œcuménique de Nicée qui affirma la doctrine trinitaire en 325), fondèrent l'Association unitarienne française (AUF), devenue "francophone" en 1992. Finalement, l'heure est aux réconciliations officielles entre protestants. Le 3 mai 2003, dans la cathédrale de Zurich, en souvenir des noyades d'anabaptistes au XVIe siècle dans le Limmat aux eaux glacées, des pasteurs réformes en robe pastorale ont lavé les pieds de représentants amish (mennonites américains) venus des Etats-Unis, vêtus de leur austère costume traditionnel. À Genève, les 23-24 octobre de la même année, en commémoration du 450e anniversaire du martyr de Michel Servet le Conseil international des unitariens et universalistes (ICUU) — qui inclut les Églises historiques que nous avons citées en début d'article — a organisé un "Servetus Event" en relation œcuménique avec les calvinistes. Certes, cela n'engage pas tous les protestants — rappelons que la COE, dont nous avons évoqué le credo trinitaire, a son siège à Genève ! — mais du moins une bonne partie de ceux qui se sentent interpellés d'une façon ou d'une autre par les drames de l'histoire.
Autre mouvance chrétienne à se sentir concernée par Michel Servet : les témoins de Jéhovah. Ayant adopté une position arienne sur la nature de Jésus, notamment en s'appuyant sur le Prologue de l'évangile de Jean, de la façon fondamentaliste qui est la leur, ceux-ci se trouvent également engagés dans le combat anti-trinitaire. Des articles, bien documentés et illustrés, ont été publiés dans leurs revues, sur l’anti-trinitarisme des réformateurs radicaux du XVIe siècle en 1988, 2000 et 2002.
D'une façon encore plus générale, dans un contexte européen de déchristianisation, de sécularisation des religions et d'individuation des consciences, les rigidités théologiques s'estompent et beaucoup de fidèles font preuve désormais d'une quasi indifférence sur ces questions. Aujourd'hui, si très peu de chrétiens se revendiquent unitariens, donc anti-trinitaires, un grand nombre ne se prononcent plus sur la nature divine de Jésus. Selon un récent sondage CSA, commandité par les journaux Le Monde et La Vie et dont les résultats furent publiés en avril 2003, plus de la moitié des chrétiens (55 %) ne croient pas tout à fait à sa filiation divine — et ils sont 47% à ne pas croire à la Résurrection. Au vu de ces statistiques, on pourrait dire qu'un grand nombre de chrétiens (des protestants, mais également de plus en plus de catholiques sont en fait, sans le savoir,

Personnage fortement christique — comme A. Blanchard-Gaillard nous le rappelle —, M. Servet est assurément un héros chrétien qui n'a pas pris une ride. Un martyr qui aurait gagné l'éternité non seulement auprès de Dieu, mais auprès des hommes. Mais, nous allons le voir maintenant, il est encore plus que cela.
Victime de l'intolérance de son siècle, pour reprendre les propos de la stèle genevoise qui lui a été consacré, M. Servet va attirer à lui de nombreux libres-penseurs. Ceux-ci, nous le rappelle Valentine Zuber, ont été les principaux acteurs des monuments élevés en son nom à Annemasse et à Vienne. À Paris, c'est finalement la Libre pensée qui, après que la statue du chevalier de La Barre sise à Montmartre eût été fondue par les occupants allemands de la Seconde guerre mondiale pour faire des canons, fleurit chaque année, à défaut de celle du chevalier, celle de Michel Servet située dans le square Adjudant Dunant, devant la mairie d'arrondissement du 14e arrondissement. Dans les années 80, la revue Humanisme publia une série d'articles de Michel Baron, dignitaire de cette mouvance, sur Léo et Fausto Socini (en 1982), Michel Servet (en 1985) et la sympathie de Voltaire pour les unitariens (en 1983). Dès lors, l'unitarisme va s'enrichir d'un nouveau courant de pensée, en quelque sorte post-chrétien, môme si des francs-maçons sont de foi chrétienne comme, par exemple, ceux qui pratiquent le Rite écossais rectifié (sans compter la présence dans leurs rangs d'un certain nombre de protestants, laïcs ou même pasteurs).
Ces "nouveaux" venus à l'unitarisme sont d'autant plus à l'aise que l'unitarisme aux États-Unis — à partir du milieu du XIXe siècle avec la philosophie transcendantale d'un Ralph Waldo Emerson (1803-1882) — et en Grande-Bretagne — à partir du début du siècle avec l'attitude plus rationaliste et moins confessionnelle d'un James Martineau (1805-1900) —, a connu une importante inflexion qui l'a émancipé de ses racines exclusivement chrétiennes. Désormais, on peut être unitarien à partir d'une autre origine religieuse, spirituelle ou tout simplement humaniste. En 1923, le révérend Dr. Norbert Capek (1878-1944), fon­dateur l'année précédente de la Société religieuse des unitariens tchèques, imagina une "communion avec des fleurs" (thé Flower communion service), comme substitut à la Cène, pour ne pas gêner lors des cultes ceux qui ne sont pas de tradition chrétienne. En 1961,73 congrégations unitariennes et 23 congrégations universalistes — des chrétiens qui, depuis les prêches des méthodistes Mandais James Relly (1720-1776 ) puis John Murray (1741-1815), pensent que Dieu est suffisamment bon pour que tout le monde soit sauvé sans exception, y compris les incroyants — fondent à Boston l'Association unitarienne universaliste (AUU). Le succès couronne l'entreprise puisqu'à la 42e Assemblée générale, tenue ce 26 juin 2003, ce n'étaient pas moins de 800 congrégations qui étaient représentées par quelques 7 000 délégués ! L'Unitarisme-universalisme américain donne le ton au niveau mondial et les associations unitariennes qui existaient dans divers pays ont glissé vers ce modèle. La dernière née des associations unitariennes en France, récemment fondée, s'intitule ainsi : l'Association unitarienne universaliste (de Paris — Île-de-France).
L'origine chrétienne n'est toutefois pas occultée : la présentation du mouvement commence par celle des anti-trinitaire.s du XVIe siècle, où Michel Servet est toujours en bonne place. Des congrégations chrétiennes continuent d'exister au sein même de FAUU — elles se réunissent en une Fraternité chrétienne unitarienne universaliste — ou à l'extérieur — une Conférence unitarienne américaine depuis 2001. Une aide importante est apportée, depuis la fin des régimes communistes de l'Europe de l'Est, aux Églises transylvanienne et hongroise. Enfin, rappelons que l'ICUU ne manque pas de célébrer, à son initiative, le 450e anniversaire de la mort de Michel Servet dans le cadre d'une importante cérémonie à Genève.

Des humanistes de tout bord
D'une façon encore plus large, nous redécouvrons, à l'heure européenne, un espace de civilisation où artistes, hommes politiques, banquiers et commerçants, théologiens, érudits en tout genre, circulaient plus ou moins librement et où les appartenances nationales n'avaient pas encore la prégnance qu'elles ont pris depuis, surtout à partir du XIXe siècle. Michel Servet, le chrétien convaincu, l'audacieux penseur, mais aussi l'Européen de la Renaissance avide de connaissances nouvelles, mettant à jour traductions bibliques, atlas géographiques (l'œuvre de Ptolémée), recherches médicales, etc., demeure l'une des figures emblématiques de cette histoire transnationale. Son village de naissance, Villanueva de Sigena, l'a ainsi compris, en ayant ouvert un Centre d'interprétation de Michel Servet, qui retrace son parcours européen.
Michel Servel, plongé dans une époque d'obscurantisme religieux qu'on voudrai oubliée, dans des débats théologiques dont on n’a plus cure, dans des guerres de religion qui vont ensanglanter l'Europe, en ressort finalement indemne avec un bilan qui en fait un homme de notre temps : un homme seul, non compromis dans une Église ou par une protection politique, n'ayant pas eu l'espoir sur terre d'une république théocratique (dont on sait qu'elle devient vite une dictature) comme d'autres Réformés en eurent le dessein, à l'avant-garde d'une pensée déjà de caractère scientifique, humble et sans apparat, sans frasque dans sa vie privée, franc et courageux, capable de mourir pour ses convictions. Dès lors, la référence à son œuvre et à sa personne ne devrait plus diviser, comme en ce début du XXe siècle, calvinistes et protestants libéraux, croyants et libres-penseurs, ou encore nationalistes de droite et internationalistes de gauche, mais au contraire susciter le respect des opinions et le dialogue, dans une société qui est invitée à prendre conscience de son hétérogénéité croissante. Le fait que son nom ait servi à désigner des établissements scolaires à Annemasse, Charlieu, Lille, Lyon, Vienne, etc., et que des rues lui aient été attribuées à Dijon, Genève, Lyon, Vienne, etc., confirme la dimension pédagogique et civique du personnage : un Michel Servet pour l'épanouissement de notre pensée individuelle, un humaniste de son temps nous donnant toujours l'exemple.
S'il n'eut pas de disciples durant sa vie, obligé qu'il était de dissimuler ses idées, on peut dire que cet homme seul a, l'histoire se déroulant, réussi sa postérité spirituelle !

mardi 20 mai 2008

Le monument expiatoire de Champel


CALVIN ET SERVET
Le monument expiatoire de Champel
par
Eugène Choisy
Docteur en théologie
Professeur à l’université de Genève


Quatre monuments rappellent le souvenir de Michel Servet.
Le premier en date est celui de Champel, à Genève. Il a été érigé en 1903 par des protestants, « fils respectueux et reconnaissants de Calvin », anxieux de déplorer et d'expier la part d'intolérance dont l'œuvre de leur « grand réformateur » est entachée.
Le deuxième, celui d'Annemasse (1908), est l'œuvre d'un groupe de libres penseurs préoccupés tout à la fois de rappeler les mérites de Servet et d'accabler ses adversaires.
Le troisième, à Paris (Montrouge), montre en Servet une victime de l'intolérance.
Le quatrième, à Vienne en Dauphiné (1911), exalte la mémoire du libre croyant qui souffrit pour ses convictions et leur demeura fidèle jusqu'à la mort. Il a été élevé par les partisans convaincus des droits de la pensée libre, et de la liberté religieuse.
Il a paru à l'auteur du présent opuscule qu'il ne serait pas inutile d'offrir au public un exposé aussi impartial que possible de la vie et de l'œuvre de l'homme dont la destinée tragique intéresse si fort nos contemporains.

enfance et jeunesse
Michel Servet, qui fut à la fois un savant distingué et un libre croyant, est né le 29 septembre 1511 à Tudela (plus vraisemblablement à Villanueva en Aragon, Ndlr), en Espagne. Son père était un notaire de Villeneuve d'Aragon, sa mère, née Rêvés, était d'origine française. Il étudia le droit à Toulouse et y apprit à connaître et à aimer là Bible. A l'âge de seize ans il entra, comme secrétaire, au service d'un aumônier de la cour de l'empereur Charles-Quint et l'accompagna dans ses voyages en Italie et en Allemagne. Il fit la connaissance des réformateurs, spécialement de Martin Bucer, de Strasbourg, et d'Œcolampade, de Baie. C'est à Œcolampade que Servet confia ses doutes sur les croyances métaphysiques traditionnelles, sur le dogme de la Trinité, avant de les exposer dans deux opuscules latins intitulés : Des erreurs au sujet de la Trinité ; Dialogues sur la Trinité.
Les hommes les plus en vue dans le protestantisme blâmèrent les opinions de Servet et rompirent avec lui, ils maudirent même ses livres comme une véritable peste, car, à cette époque, catholiques et protestants s'accordaient à envisager le dogme de la Trinité comme fondamental ; ils y trouvaient la formule qui leur paraissait seule assurer pleinement la personnalité du Dieu vivant et la divinité de Jésus-Christ. Leur mentalité était bien plus profondément pénétrée de métaphysique que la nôtre.
Servet parut vouloir abandonner la théologie pour se vouer à la médecine. Il se rendit à Paris dans cette intention, s'intéressa vivement à ses études et fit la découverte de la petite circulation du sang, ou circulation pulmonaire. Cette découverte physiologique aurait suffi à lui donner un nom illustre, si sa mort tragique ne l'avait pas rendu si tristement célèbre. Il publia alors un traité de thérapeutique en latin, qui eut cinq éditions en onze ans.
Michel Servet, comme la plupart des savants de cette époque, croyait à l'influence des astres sur la destinée des hommes et il eut, à ce propos, une discussion avec, les docteurs de la Sorbonne, avec les professeurs de l'Université de Paris, qui risqua fort de le faire monter sur le bûcher. On lui défendit l'Astrologie dite « Judiciaire ».

servet a vienne en dauphiné
Renié par sa famille, Servet se trouvait à ce moment sans moyens d'existence. Il quitta Paris pour Lyon et entra comme correcteur dans une imprimerie. C'est alors qu'il publia, en l'enrichissant de notes, une nouvelle édition du célèbre géographe grec Ptolémée. Dans ce domaine aussi il se montra savant remarquable.
Il se mit à chercher une situation et obtint la place de médecin de l'archevêque Paulmier à Vienne, en Dauphiné. Il avait trente-six ans. « II eût sans doute mené une vie agréable et paisible, si le démon de la théologie ne se fût de nouveau emparé de lui. » II collabora à la réimpression d'une traduction latine de la Bible.
La nouvelle étude qu'il fit des livres sacrés l'amena à la conviction que la vraie formule du christianisme authentique devait être cherchée directement dans le Nouveau Testament et qu'il fallait laisser de côté les formules dogmatiques et christologiques des premiers conciles universels. Son ambition était de rédiger un exposé suivi de la doctrine chrétienne où il développerait ce point de vue très avancé pour l'époque. Il en écrivit à Calvin, car il désirait avoir son opinion et espérait le convertir à ses idées. Mais le Réformateur de Genève, moins radical en cette matière et d'ailleurs surchargé de travail et de soucis, ayant à faire face de tous côtés à des adversaires acharnés, n'avait pas le temps de discuter les « rêveries » de Servet.
Calvin était persuadé que Servet faisait une œuvre satanique et dans une lettre à Farel (13 février 1546), il laisse échapper ce mot néfaste: « Si Servet vient à Genève, je ne tolérerai pas qu'il en sorte vivant ! »
Au moment de son arrivée à Genève (1536), Calvin n'attachait pas une très grande importance aux formules du dogme trinitaire, bien qu'il fût entièrement convaincu de la divinité du Christ. Son attitude réservée lui avait attiré des accusations très violentes et parfaitement injustes. Aussi était-il devenu particulièrement attentif à repousser énergiquement les attaques contre la doctrine trinitaire. D'ailleurs, c'était l'honneur de la Réformation tout entière qui lui semblait atteint par les doctrines du savant espagnol. Michel Servet poursuivit ses travaux et imprima clandestinement, en 1553, sans autre nom d'auteur que les initiales M. S. V., le livre dont il avait soumis l'ébauche manuscrite à Calvin, la Restitution du Christianisme, destinée à supplanter le grand ouvrage de Calvin, l'Institution de la religion chrétienne, parue en latin en 1536 et en français en 1541.

la « restitution du christianisme »
II n'existe plus que trois exemplaires de l'édition originale de ce livre ; ils se trouvent dans les bibliothèques de Vienne (en Autriche), de Paris et d'Edimbourg. Une réimpression en a été faite à Nuremberg à la fin du XVIIIe siècle.
Quelles étaient les doctrines particulières professées par Servet ?
Tout d'abord, il rejetait le dogme de la Trinité, qui se formule ainsi : Un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, en trois personnes distinctes de toute éternité, dont l'une s'est incarnée en Jésus-Christ. Servet appelait ce dogme : un Cerbère à trois têtes, il comparait irrévérencieusement la Trinité au chien légendaire qui gardait l'entrée des Enfers.
Cependant Servet n'était ni un incrédule, ni un pur négateur. S'il en voulait à la formule trinitaire, il n'en croyait pas moins à Dieu le Père, il nommait le Christ : le Verbe de Dieu fait chair, il donnait à la Vierge Marie la qualité de « Mère de Dieu ». Il soutenait que le corps de Jésus était de la substance de Dieu et qu'on pouvait adresser les invocations au Christ comme à Dieu. En dépit de ses « hérésies » et quelles que soient les réserves que nous devions faire sur ses idées, il nous fait l'effet d'un homme très religieux, très croyant. Il n'en était pas de même pour ses contemporains.
A la plupart des hommes du XVIe siècle, les doctrines de Servet apparaissaient comme des blasphèmes, comme un attentat à l'honneur de Dieu, une insulte à sa majesté souveraine. Servet était pour eux un sacrilège.
Et ce n'est pas tout : Servet était un adversaire résolu du baptême des enfants, il le qualifiait d'invention diabolique. Son grand argument, c'est qu'on ne doit baptiser que ceux qui ont le sentiment de leur responsabilité. Or, l'homme, dit-il, n'atteint son entière responsabilité morale qu'à l'âge de vingt ans. Servet a même écrit que le jeune homme ne commet pas de péché mortel avant vingt ans. Sur quoi l'on s'est écrié : « II donne à la jeunesse l'occasion de se déborder !»
En somme la Restitution du Christianisme c'est 1° l'abandon de l'ancienne doctrine de la Trinité; 2° le renoncement à la pratique du baptême des enfants. Ses contemporains, aussi bien catholiques que protestants, ont jugé sans hésitation que le livre était blasphématoire. Un exemplaire parvint à Genève et tomba sous les yeux de Calvin, qui devina aussitôt qui était M. S. V. : Michel Servet de Villeneuve.

servet dénoncé a l'inquisition romaine
On prétend couramment que Calvin a dénoncé Servet et l'a jeté dans les griffes du terrible tribunal de l'Inquisition.
Que Calvin ait eu un rôle important dans la dénonciation de Servet, cela est hors de doute, mais ce rôle quel est-il ?
Il y avait à Genève un réfugié français, Guillaume de Trie, très dévoué à Calvin. Trie était en correspondance avec un de ses parents, bourgeois de Lyon, fervent catholique. On peut supposer que Trie avait entendu Calvin parler de Servet, de ses idées, de son nouveau livre. Comme son correspondant accusait les réformateurs d'avoir « introduit une licence pour mettre la confusion partout », Trie repousse ce reproche en .disant : « Vous gardez à Vienne un hérétique qui mérite d'être brûlé vif partout où il ira. » Puis Trie dénonce positivement Michel Servet, médecin de l'archevêque.
Cette dénonciation produit son effet. Servet cité devant le tribunal épiscopal est interrogé, mais il nie carrément la paternité clé son livre dont on lui montre les premières feuilles. Faute de preuves il est relâché. Ce n'est qu'un répit. Piqué au jeu par son parent, Trie veut prouver son accusation, il se fait donner les lettres manuscrites de Servet à Calvin, lettres qui contenaient la doctrine de la Restitution, telle que nous venons de l'exposer. Ce n'est pas Calvin qui les a envoyées de son propre mouvement, il ne les a pas non plus données facilement ; Trie dit qu'il a dû, pour ainsi dire, les arracher au Réformateur. C'est donc Trie qui a joué le rôle de dénonciateur et d'accusateur. Il faut ajouter que ces lettres n'avaient rien de confidentiel, puisque Servet les avait imprimées à la suite de la Restitution. Il est néanmoins profondément regrettable que Calvin n'ait pas refusé catégoriquement de se les laisser arracher.
Tels sont les torts de Calvin. Mais comment expliquer qu'il ait pu faiblir, lui, si ferme, et céder aux instances de son ami ?
On peut se demander si Trie n'a pas insisté pour avoir les lettres de Servet en faisant valoir qu'il y avait urgence à montrer, par des actes, que les Eglises réformées réprouvaient l'hérésie antitrinitaire de Servet. A ce moment, en effet, cinq étudiants protestants, qui avaient quitté Lausanne pour aller prêcher l'Evangile en France, étaient enfermés dans les cachots de Lyon. D'activés, d'instantes démarches étaient faites par Messieurs de Berne auprès de la cour, à Paris, pour les sauver. Ne fallait-il pas, de toute nécessité et sans aucun retard, prouver que les protestants n'étaient nullement les fauteurs de licence morale et d'anarchie doctrinale, qu'on prétendait ? Ne serait-ce pas le moyen le plus efficace d'appuyer indirectement les efforts tentés en faveur de ces cinq jeunes gens ?
Cette hypothèse seule explique et excuse, sans la justifier, la conduite de Calvin.
Quoi qu'il en soit, les lettres de Servet à Calvin étaient une preuve convaincante. Servet fut arrêté le 4 avril 1553. Le surlendemain déjà il s'évadait. On l'avait autorisé à se promener dans un jardin. Se voyant seul, il posa sa robe de chambre et son bonnet de velours au pied d'un arbre, escalada un mur, passa sur le toit d'une maison voisine et prit la clef des champs.
Tandis qu'il errait en France, on le jugea par contumace à être brûlé tout vif à petit feu et il fut exécuté, en effigie, le 17 juin.

arrestation et procès de servet a genève
Servet voulait se rendre en Italie. Il eut l'idée, malheureuse, de passer par Genève. « Echappé aux flammes de la justice romaine, il devait périr dans les flammes de la justice calviniste. »
Arrivé le samedi à Genève, il logea à l'auberge de la Rosé d'Or, et se proposait, dit-il, de repartir dès le lundi, en barque, pour Morges. Mais pour son malheur, il alla le dimanche assister au prêche de la Madeleine. Calvin, qui s'y trouvait, le reconnut et à la sortie le fit arrêter par l'un des syndics, l'un des membres du gouvernement.
Cette intervention du magistrat civil dans une matière qui nous paraît purement religieuse était la règle au XVIe siècle. Le magistrat se considère comme le protecteur de la vraie religion, il la maintient par le glaive, il punit l'hérésie et le blasphème aussi bien que le meurtre et le vol. Tolérer Servet à Genève et ne pas le punir eût été se rendre en quelque sorte solidaire devant l'opinion publique, de ce qu'on appelait « son horrible impiété ». Le magistrat — qui était fort mal disposé pour Calvin et lui faisait une opposition acharnée — n'éprouva pas le moindre scrupule à jouer le rôle de « vengeur de l'honneur de Dieu » auquel Calvin le conviait.
Mais pour qu'une action criminelle fût intentée, il fallait qu'il se présentât un accusateur et que celui-ci se constituât prisonnier en même temps que l'inculpé et s'inscrivît pour la peine du talion. C'est dire que l'accusateur consentait d'avance, si l'accusation était démontrée fausse, à subir la peine qu'aurait méritée le coupable. Lie rôle d'accusateur fut rempli par le secrétaire de Calvin, Nicolas de la Fontaine.
On peut comparer le procès et le supplice de Michel Servet à un drame en trois actes.

1. Premières poursuites judiciaires
Servet aurait voulu discuter publiquement avec Calvin, et celui-ci ne demandait pas mieux ; mais le gouvernement refusa par esprit de prudence (il ne voulait pas donner à Calvin l'occasion d'un triomphe) et par esprit de domination (il préférait .ne pas laisser le peuple juge d'une affaire qui rentrait dans sa compétence de magistrat). Calvin obtint d'assister aux interrogatoires pour montrer à Servet ses erreurs. Il espérait et souhaitait sincèrement le convaincre. Mais quand il vit l'Espagnol s'obstiner à attaquer la Trinité et le baptême des enfants et oser contredire Moïse (Servet niait la fertilité de la Palestine), il souhaite que la peine de mort soit prononcée, non pas celle du feu, trop cruelle et trop infamante, mais celle du glaive.
Servet n'avait pas fait une impression favorable sur les magistrats. Par ses opinions fortement empreintes de panthéisme, par ses vues anabaptistes, il avait donné au tribunal l'impression d'un « criminel », d'un homme coupable d'attentat contre la chrétienté. Il avait dit que le baptême des petits enfants est une « invention diabolique, une fausseté infernale pour détruire toute la chrétienté ». Il dira plus tard qu'à Genève il n'y a « ni Dieu, ni Eglise, ni chrétienté pour ce qu'on y baptise les petits enfants ». Paroles malheureuses qui contribuèrent à indisposer plusieurs de ses juges, car à Genève comme ailleurs, on n'oubliait pas que parmi les anabaptistes, parmi les adversaires du baptême des petits enfants, se recrutaient les pires ennemis de l'ordre social, les dangereux anarchistes qui voulaient anéantir le gouvernement politique et le gouvernement spirituel, les hommes qui s'étaient livrés à Munster à des excès scandaleux et avaient commis les délits les plus atroces contre la propriété et contre les personnes. Aussi le Conseil de Genève prit-il (21 août) la décision de poursuivre le procès, de demander des informations à Vienne et de consulter sur cette grave affaire les églises et les villes réformées suisses.
Lorsqu'un messager vint apporter la copie de la sentence du tribunal de Vienne, il présenta en même temps une demande de livrer Servet. Le Conseil de Genève se contenta de répondre qu'il ferait « bonne justice ».
Ce n'était pas de bon augure pour l'accusé.
Jusqu'alors Servet s'était appliqué à se faire passer pour un homme très doux, très inoffensif qui cherchait avec ardeur la vérité. Il atténuait ses intentions et la portée de son écrit. Il aspirait à être seulement banni de Genève.
Or, tout à coup, on le voit changer d'attitude. Cet homme, humble et doux, devient très arrogant, excessivement violent.
Que s'est-il passé ? Il a appris les embarras suscités au Réformateur par Philibert Berthelier, le fils du grand patriote genevois. Berthelier, fort de l'appui du gouvernement politique prétendait se présenter à la Sainte Cène, malgré que la commu­nion lui eût été interdite par le Consistoire.
Le malheureux Servet s'imagine que la situation lui est devenue très favorable, qu'il est à la veille d'un triomphe sur son adversaire. Il perd toute mesure et accuse Calvin d'être un hérétique de la pire espèce, un disciple de Simon le Magicien !
A quoi Calvin répond: « Servet n'a d'autre but que d'éteindre la clarté que nous avons par la Parole de Dieu, afin d'abolir toute religion ; ce chaos prodigieux de blasphèmes ne mérite aucun pardon. »
II était temps de mettre un terme à la procédure. Le Conseil décida (19 septembre) d'exécuter son arrêté du 21 août et de consulter les Eglises suisses. « Cessant d'être un procès local, la cause de Servet va devenir l'affaire de la Réforme suisse. »

2. Consultation des Eglises suisses
Le Conseil envoie auprès des quatre Ligues évangéliques de Berne, Zurich, Schaffouse et Bâle un messager porteur clé deux lettres : l'une pour les magistrats politiques, l'autre pour les ministres de l'Eglise réformée. « Servet, dit-il, s'est ingéré à écrire et faire imprimer des livres sur la sainte Ecriture, contenant grands et infinis passages que prétendons n'être recevables selon Dieu et la sainte doctrine évangélique. »
Des réponses des Eglises dépend maintenant le sort du malheureux prisonnier. A deux reprises, précédemment, les magistrats genevois ont consulté les Eglises, et deux fois les Eglises ont donné des réponses qui n'ont pas été agréables à Calvin.
Si clans cette occurrence les Eglises se prononcent pour la modération et l'indulgence, il sera facile au Conseil de Genève de résister à Calvin et de ne châtier Servet que faiblement. Si, au contraire les Eglises se prononcent pour la sévérité et pour des mesures de rigueur, le magistrat frappera Servet pour se conformer aux conseils des représentants officiels de la chrétienté réformée helvétique.
Pendant ce temps Servet continuait à se faire du tort par ses violences. 'Le 22 août il espérait être simplement banni ; le 22 septembre il demande au Conseil de mettre en jugement Calvin et de le condamner. Il veut déloger Calvin de sa position et l'expulser de Genève. Il ne s'aperçoit pas, le pauvre homme, qu'il gâte sa cause, qu'il s'aliène les hésitants, les modérés, qu'il apporte lui-même à ses juges la preuve qu'il tend vraiment au renversement de la religion chrétienne.
Tout à coup il est pris d'un découragement profond. Par deux fois on lui a refusé les services d'un avocat. Il est très misérable. Le geôlier, qui est un des adversaires de Calvin, n'est pas mal disposé pour lui, mais ne semble pas avoir rien fait pour le soulager. Server souffre du froid et des poux, il se plaint de coliques, il est tourmenté par une hernie. Il supplie qu'on lui fasse des vêtements. Le Conseil lui accorde sa demande.
Il n'y avait, pas de parti pris de le condamner « quand même », lorsqu’arrivèrent les réponses des Eglises. Elles seront la sentence de mort du pauvre Servet.
« La sainte Providence de Dieu, disent les Zurichois, vous offre à cette heure une occasion de vous laver, ainsi que nous, de l'injurieux soupçon d'être hérétiques et favorables à l'hérésie. »
Les Eglises, en somme, approuvaient d'avance, implicitement, une sentence capitale.
On sut que les erreurs de Servet avaient excité chez les magistrats bernois, une indignation telle que, si l'hérétique s'était trouvé entre leurs mains il eût été condamné au feu. Les juges de Servet, qui savaient que les Bernois n'avaient guère de sympathie pour Calvin, furent fortement impressionnés par cet avis. La sentence de mort était déjà suspendue sur la tête du prisonnier. Les « Libertins », les adversaires genevois de Calvin, étaient en majorité au Conseil. Ils auraient vu avec plaisir, dit-on, que Servet se tirât d'affaire. Ils l'avaient bercé de l'espoir qu'ils le soutiendraient. Ils n'osèrent pas. Pourquoi ? Parce qu'ils n'ont pas voulu braver le sentiment général de la chrétienté protestante et catholique, ils n'ont pas voulu confondre leur cause avec celle d'un homme convaincu des plus dangereuses hérésies, ils ont craint que la colère de Dieu ne châtiât la cité qui absoudrait l'impiété. Toutefois, le chef des « Libertins » essaya, faiblement, de sauver Servet il demanda au Conseil (des XXV) que la cause fût soumise au Conseil des Deux-Cents. Il était trop tard. Sa proposition fut repoussée. Tout le monde en avait assez, on voulait en finir. Le Conseil condamna Servet à être mené à Champel et là être brûlé tout vif... et son livre brûlé.

3. Exécution de la sentence. Le bûcher de Champel
Lorsque l'arrêt fut connu, Calvin et ses collègues firent, mais sans résultat, une démarche pour qu'on substituât à la peine du feu celle du glaive.
Le lendemain, vendredi 27 octobre 1553, l'arrêt de la justice fut notifié à Servet. Il paraît qu'il avait conservé l'espoir d'un acquittement ou d'une punition légère, car l'annonce de sa condamnation fut un coup de foudre qui le bouleversa. Il eut une crise violente de désespoir, pendant laquelle il criait en espagnol : Misericordia ! Misericordia ! Peu à peu cependant il reprit son assurance, mais il avait perdu son emportement et son orgueil.
Farel le plus ancien prédicateur de la Réforme à Genève, devenu le premier pasteur de Neuchâtel, était auprès de Servet lorsque celui-ci apprit la fatale sentence. Il était accouru sur les instances de Calvin pour assister l'hérétique à ses derniers moments ; il s'efforça vainement d'arracher à Servet une rétractation, de lui faire confesser Jésus, fils éternel de Dieu. Mais Servet n'était plus guère disposé à discuter. « II priait, a raconté Calvin étonné d'une telle attitude, comme s'il eût été dans l'Eglise de Dieu. »
Farel désira qu'une dernière entrevue eût lieu entre Calvin et Servet. Le prisonnier demanda à Calvin de lui pardonner s'il l'avait offensé. Calvin déclara qu'il n'avait jamais poursuivi contre lui la vengeance d'aucune injure personnelle et ajouta: « Pense plutôt à crier merci (miséricorde) à Dieu que tu as blasphémé en voulant effacer les trois personnes qui sont en son essence, demande pardon au fils de Dieu que tu as défiguré et renié pour Sauveur. » Mais Servet persista, inébranlable dans ses convictions antitrinitaires.
Alors commencèrent les lugubres apprêts du supplice. Le 27 octobre vers onze heures du matin, Servet fut conduit devant l'Hôtel de Ville pour entendre la lecture du jugement rendu contre lui. A l'ouïe de la sentence de mort, il eut encore un accès-dé désespoir ; mais, de nouveau il refusa de se rétracter. Puis un cortège se forma : en tête, à cheval, le seigneur lieutenant et le sautier, ensuite les archers et le condamné, et la foule moins nombreuse qu'on ne l'eût pu croire, et qu'elle ne l'était d'habitude pour les exécutions capitales.
Lorsque le cortège arrive à l'emplacement des exécutions, Farel invite Servet à solliciter les prières des spectateurs et à joindre lui-même ses supplications aux leurs. Puis le bourreau se saisit de la malheureuse victime de l'intolérance, lui met sur la tête une couronne enduite de soufre, destinée à produire l'asphyxie plus rapidement, lui passe une chaîne autour du corps, y suspend ses livres. Tout à coup brille à ses yeux la torche meurtrière, et la vue du feu lui arrache un cri d'effroi, qui fait irrésistiblement tressaillir les témoins de cette funèbre scène. On raconte qu'une dernière parole s'échappa des lèvres de Servet, une parole de confiance en Christ : «Seigneur Jésus, fils du Dieu éternel, aie pitié de mon âme ! »
Bientôt il ne restera de Servet, sur la terre, « que des cendres dispersées, un nom désormais célèbre et un lugubre souvenir ».

conclusion
Les cendres de Michel Servet étaient à peine refroidies que des protestations s'élevèrent éloquentes, énergiques. Le monde protestant était grandement ému de cette tragique affaire. La question de la punition des hérétiques par le magistrat était nettement posée devant la conscience chrétienne. Calvin s'efforça de justifier son attitude. Il avait cru remplir un grand devoir, au plus près de sa conscience, et venger l'honneur de Dieu, qu'il jugeait offensé par un blasphémateur. Et la facilité avec laquelle il avait fait partager son sentiment aux magistrats et aux Eglises suisses, voire même à ses antagonistes, les « Libertins » de Genève, nous révèlent à quel point son erreur lamentable était partagée par son siècle. Les adversaires résolus de la punition des hérétiques, tels que l'humaniste français Sébastien Castellion, et le magistrat bernois Zurkinden (un bon calviniste) étaient de très honorables mais trop rares exceptions.
Après Calvin, Théodore de Bèze crut devoir écrire un traité en réponse à Castellion et justifiant le supplice des hérétique ; il les compare aux membres gangrenés qu'on coupe pour sauver le reste du corps, aux loups qui veulent dévorer les brebis de Jésus-Christ et qu'on supprime pour épargner le troupeau.
Mais les raisonnements spécieux de Calvin et de Bèze devaient se montrer impuissants à maintenir longtemps la conscience des protestants dans son égarement funeste.
Les principes qui dans cette affaire ont inspiré la conduite de Calvin et des juges de Servet ne sont évidemment pas les principes de l'Evangile. Le Christ a dit : « Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre », il a refusé, absolument, avec indignation, de laisser défendre sa cause par la force, il a empêché Pierre de frapper le serviteur du grand-prêtre dans le jardin de Gethsémané, « Arrête-toi, remets ton épée dans le fourreau, s’est-il écrié, car ceux qui prendront l'épée périront par l'épée ! » Le Christ a répudié tout emploi de la contrainte en matière de foi et s'il a donné à son Eglise, comme but, de répandre et de faire triompher la vérité, il lui a donné, comme moyen, la charité, c'est-à-dire l'amour dont il est lui-même le modèle parfait, l'incarnation suprême.
Or, l'Eglise avait oublié renseignement, l'exemple de son Maître, elle était devenue infidèle à l'esprit du Christ, elle jugeait que l'erreur, même sincère, en religion, est un crime, que les ministres de Jésus-Christ doivent dénoncer les hérétiques au pouvoir séculier, que les magistrats civils ont pour premier devoir de punir l'offense faite à Dieu par l'hérétique, de maintenir par le glaive et le feu le dogme officiel de la Trinité comme fondement de la religion et de la moralité chrétiennes. L'Eglise avait institué l'Inquisition !
Les théologiens et les hommes d'Eglise, catholiques et protestants ont pu citer à l'appui de leurs thèses des textes des Ecritures, empruntés surtout à l'Ancien Testament, ces thèses n'en sont pas moins en contradiction évidente, flagrante avec l'enseignement et l'esprit de Jésus-Christ.
Dans leur clarté sinistre, les flammes du bûcher de Champel nous montrent les terribles erreurs du passé pesant lourdement sur la Réformation calviniste et faussant son développement normal. Les protestants, qui réclamaient la liberté pour •eux-mêmes, ne devaient pas, en bonne justice, la refuser aux autres, à ceux qui croyaient autrement. Le principe même de la Réformation n'est-il pas la proclamation du droit de l'individu d'obéir à sa conscience, éclairée et affranchie par le Christ, par la Parole de Dieu et de croire selon ses convictions personnelles ?
Ne jetons pas trop facilement la pierre aux Réformateurs : ils ne se rendaient pas compte des conséquences de leur doctrine, ni de la portée véritable des principes qu'ils proclamaient. Qu'on se rappelle que si le bûcher de Servet est si tristement célèbre, s'il a engendré, s'il engendre encore un si grand scandale, c'est que, du côté protestant, il s'élève « seul », c'est qu'il est en contradiction absolue, avec le principe de la Réformation, avec la liberté de conscience, avec l'Evangile de Jésus-Christ !

Aujourd'hui l'heure de la justice impartiale a sonné. Il faut reconnaître que Servet était non seulement un savant distingué, un précurseur, mais un homme profondément religieux, passionnément épris des études bibliques, un libre croyant qui s'inclinait respectueusement devant le Christ comme devant le Fils unique de Dieu, un homme qui a souffert courageusement pour ce qu'en sort âme et conscience il estimait « la vérité » et qui est mort en chrétien.
Il faut reconnaître aussi, d'autre part, que si Calvin, — le grand croyant, le grand éducateur de consciences, le courageux et génial adversaire de toutes les superstitions et de toutes les corruptions — a mis tant de passion à accuser et à faire condamner le malheureux Espagnol, c'est que les principes et l'esprit de l'intolérance lui avaient été inculqués dès son enfance par l'éducation qu'il avait reçue et dont la mentalité de son siècle était encore toute pénétrée.
Après tant de siècles de luttes et de persécutions le respect de la liberté religieuse s'impose à la conscience moderne. A la lumière du passé cette liberté nous apparaît comme l'une des plus grandes, des plus belles, des plus précieuses conquêtes de la démocratie libérale, de la civilisation chrétienne.
Honneur à ceux qui en ont préparé l'avènement en obéissant uniquement à leur conscience, en souffrant pour leurs convictions !
Honneur à ceux, présents ou futurs, qui lutteront et souffriront pour la maintenir et lui assureront de nouvelles conquêtes et un éclatant triomphe.

inscriptions du monument d'annemasse

I

A Michel Servet apôtre de la libre croyance et martyr de la libre pensée né à Villeneuve d'Aragon le 29 septembre 1511. Sur la dénonciation de Calvin brûlé en effigie à Vienne par l'Inquisition catholique le 17 juin 1553 et brûlé vif à Genève le 27 octobre 1553.

II

L'arrestation de Servet à Genève où il n'avait ni publié, ni dogmatisé et où par conséquent il n'était pas justiciable, doit être regardée comme une barbarie et une insulte au droit des nations.
voltaire

Enfermé dans une prison humide, malade et privé de tout secours, Servet écrivait à ses juges : « Je vous supplie... que vous plaise abréger ces grandes dilations... vous voyez que Calvin... pour son plaisir me veut faire ici pourrir en la prison. Les poux me mangent tout vif, mes chausses sont déchirées et n'ai de quoi changer ni pourpoint, ni chemise qu'une méchante... »

III

Michel Servet helléniste, géographe, médecin, physiologiste, a bien mérité de l'humanité par ses découvertes scientifiques son dévouement aux malades et aux pauvres l'indomptable indépendance de son intelligence et de sa conscience.
« Au moment suprême, comme dans tout le cours de son procès, jamais un mot de rétractation ne sortit de la bouche de Servet. Ses convictions étaient invincibles et il avait fait à la cause de la vérité le sacrifice de sa vie. »
Jules barni. 1862

IV

Un emplacement ayant été refusé par le Conseil administratif de la Ville de Genève à la Statue de Michel Servet offerte par souscription internationale le Comité en a fait remise à la municipalité d'Annemasse. Elle a été inaugurée le 25 octobre 1908 M. J. Cursat étant maire d'Annemasse, et MM. A. Pellet et E. Laurencin, adjoints.

LE MONUMENT EXPIATOIRE DU SUPPLICE DE MICHEL SERVET A CHAMPEL

Dans une conférence faite à la salle de la Réformation, à Genève, le 11 avril 1902, le professeur Emile Doumergue déclara que si les amis de Calvin voulaient dresser un monument du bûcher de Servet sur le plateau de Champel, il applaudirait à cette idée. « Tout ce que je demanderais, s'écria-t-ii, c'est qu'on me permît d'apporter le premier, mon obole à la souscription expiatoire. »
II précisa sa pensée dans une lettre du 28 septembre 1902 au président de la Société du Musée historique de la Réformation :
« Pour que la manifestation expiatoire à propos du bûcher de Servet ait sa véritable importance apologétique, il faut non seulement que tous les protestants puissent y participer, mais que les protestants les plus calvinistes, les plus fidèles à la doctrine et à l'esprit de Calvin y figurent au premier rang. C'est évident.
« Or, pour obtenir ce résultat... il n'y a qu'un moyen : laisser de côté toutes les discussions sur le caractère et sur la théologie de Servet. Servet n'est ici que le nom propre d'un fait commun r l'intolérance et c'est ce fait qu'il s'agit de préciser et de regretter, sans arrière-pensée.
« Donc, qu'un bloc de pierre, dur comme le souvenir, brut comme le fait, s'élève sur le plateau de Champel, avec une inscription dans le genre/ de celle-ci.
A champel
SERVET MOURUT SUR LE BÛCHER
le 27 octobre 1553
victime de l'erreur de calvin et de son temps-les PROTESTANTS RÉFORMÉS DU XXe SIÈCLE
ont dressé cette pierre en témoignage de leur profond respect
pour la liberté de conscience et a l'honneur des vrais principes de la
réformation et de l'evangile. « Je fais appel tout particulièrement aux amis, aux admirateurs les plus stricts du grand Réformateur.
« ...Ce sont des mains filiales, des mains pieuses qui veulent dégager la grande œuvre d'un père aimé et admiré, la dégager d'une faiblesse humaine pour mieux faire ressortir son exceptionnelle et chrétienne beauté. »
Un Comité d'initiative se constitua pour élever le monument expiatoire du supplice de Michel Servet.
Son projet obtint l'approbation de la Commission fraternelle des Eglises Réformées de France (Corn mission permanente des Eglises Evangéliques et Délégation libérale réunies) et de la Compagnie des Pasteurs de Genève. Les membres du Comité d'initiative appartenaient aux diverses tendances du protestantisme réformé ; ils se mirent d'accord pour édifier à Champel, tout près du lieu du supplice, un bloc de granit portant les deux inscriptions suivantes :

le XXVII octobre MDLIII mourut sur le bûcher
a champel
MICHEL SERVET
de villeneuve d'aragon
né le xxix septembre mdxi
fils respectueux et reconnaissants
de calvin
notre grand réformateur
mais condamnant une erreur
qui fut celle de son siècle
et fermement attachés
a la liberté de conscience
selon les vrais principes
de la réformation et de l'evangile
nous avons élevé ce monument expiatoire
LE XXVII OCTOBRE MCMIII

En réponse à l'appel du Comité des contributions affluèrent de protestants de tout ordre, de toute classe, de toute théologie, des contributions des églises, des corps officiels ou officieux, en un mot de tous les amis sincères de la Réformation et de l'Evangile, dévoués à la liberté de conscience et à la liberté religieuse.
Aussi a-t-on pu dire : « Ce supplice, cet acte d'intolérance, le protestantisme tout entier le renie. »
L’appel daté de juillet-août 1903 était signé pour Genève par:
le Président du Consistoire, M. Cramer-Micheli, et le Vice-Président M. le Pasteur Charles Cougnard ;
le Modérateur de la Compagnie des Pasteurs, M. Charles Genequand et le Vice-Président, M. Eugène Choisy;
le Doyen de la Faculté de théologie de l'Univer­sité, professeur Edouard Montet et ses collègues : MM. Auguste Chantre, Marc Doret, Gaston Frommel, Ernest Martin, professeurs ;
le Rédacteur de la Semaine Religieuse, M. le Pas­teur Francis Chaponnière ;
plusieurs professeurs des Facultés clés lettres, des sciences et de droit :
MM. Ernest Stroehlin, Adrien Naville, Charles Seitz, J.-J. Gourd, Théodore Flournoy, Paul Moriaud ;
les pasteurs A. Guillot, H. Hayer, Charles Martin. H. Maystre, E. Mittendorff, Louis Ruffet et Frank Thomas (ces deux derniers professeurs à la Faculté Evangélique) ;
et MM. Ami Bordier, agent de change; Alexandre Claparède, docteur en sciences; Edouard Claparède, docteur en médecine; René Claparède, publiciste; Charles Eggimann, éditeur; Camille Favre, colo­nel; Auguste de Morsier, publiciste; Frédéric Gardy, conservateur à la Bibliothèque publique et univer­sitaire.
Pour la France par :
la Commission permanente du Synode général officieux ;
la Délégation libérale ;
le Doyen de la Faculté de Théologie de Montauban, professeur Charles Bruston ;
le Doyen de la Faculté de Théologie de Paris, professeur Edmond Stapfer ;
le professeur Emile Doumergue, de Montauban ;
le pasteur Charles Babut, de Nîmes ;
le pasteur Elisée Lacheret ;
M. Ph. Jalabert, Doyen honoraire de la Faculté de droit de Nancy ;
le Président de la Société de l'Histoire du Protestantisme français, Baron F. de Schickler ;
M. Charles Luigi, Rédacteur de l'Eglise libre ;
les journaux religieux : Le Christianisme au XXe siècle, Le Protestant ;
le Consistoire de Paris ; le Consistoire de Lyon ; la Faculté de Montauban ; les Etudiants de Montauban.
Environ sept cents souscripteurs répondirent à cet appel, surtout de Suisse (379) et de France (311). Quelques dons sont aussi venus d'Allemagne, d'Angleterre, de Belgique, des Etats-Unis, de Hol­lande, d'Italie et de Suède.
La commune de Plainpalais (Genève), sur le territoire de laquelle le monument a été élevé a donné le terrain et une subvention de trois cents francs» pour la grille, en sorte que les frais (7.212 fr. 80} ont été facilement couverts.
La cérémonie d'inauguration du Monument expiatoire, fixée d'abord au mardi 27 octobre 1903, a été, pour des raisons d'ordre pratique, renvoyée au dimanche 1er novembre. Elle a comporté deux parties : 1° Remise de la pierre au Conseil de paroisse de Plainpalais ; 2° Séance commémorative.

A champel
Le dimanche 1er novembre, vers deux heures, plusieurs centaines de personnes se groupaient à Champel, près de l'Hôpital cantonal, à l'angle des, chemins de Beauséjour et de la Roseraie. Dans le petit triangle en pente rapide qui se trouve à l'intersection des deux routes, est dressé un énorme bloc de granit qui reste invisible encore au public. Il est entouré d'un voile aux couleurs flammées de l'ancienne République de Genève : noir et violet.
A deux heures et quelques minutes, M. le Pas­teur Eugène Choisy, Président du Comité du monument, invite à se ranger devant ce dernier les délégués de divers corps et Eglises de Suisse et de France qui ont tenu à s'associer à cette manifestation, puis il continue en ces termes :

mesdames et messieurs,
II y a 350 ans, le 27 octobre 1553, un lugubre cortège quittait l'Hôtel de Ville et se rendait à Champel. En tête, à cheval, étaient le seigneur lieutenant de la justice et le sautier du Conseil ; les archers suivaient, entourant un condamné, puis une foule moins nombreuse qu'on ne l'eût pu croire, et qu'elle ne l'était d'habitude pour les exécutions capitales.
Ce condamné était un Espagnol, Michel Servet, auteur d'un livre qui, aux yeux de ses contemporains, renversait les fondements de la religion chrétienne. A ses côtés se tenait Farel, le plus ancien messager de la Réforme à Genève, accouru de Neuchâtel pour assister l'hérétique pendant ses derniers moments.
Lorsque le cortège eut descendu l'ancien chemin Pavé, actuellement chemin Michel-Servet, il s'arrêta à quelques pas d'ici, dans la campagne qui est au numéro 6 du chemin de Beauséjour sur le plateau qui domine la plaine de la Cluse.
Le bourreau se saisit de l'homme qui allait mourir, victime de l'intolérance des Eglises et des pouvoirs publics de son temps : il lui mit sur la tête une couronne enduite de soufre, lui passa une chaîne autour du corps et y suspendit ses livres. Bientôt les flammes s'élevèrent.
On raconte qu'une dernière parole s'échappa des lèvres de Servet mourant ; une parole de confiance en Jésus-Christ :
« Seigneur Jésus, Fils du Dieu éternel, aie pitié de mon âme. »

mesdames et messieurs,
Si nous avons voulu rappeler ces douloureux souvenirs, notre intention n'est nullement de répudier l'héritage religieux de nos pères.
Nous leur sommes, nous leur serons toujours profondément reconnaissants de la Réformation qu'ils ont accomplie au XVIe siècle.
Mais nous croyons que loin de compromettre leur œuvre, nous la continuons et nous la fortifions en regrettant la part d'intolérance dont ils n'avaient pas su la dégager.
Nous avons voulu, en dressant cette pierre, témoigner publiquement et hautement notre inviolable attachement à la liberté de conscience selon les vrais principes de la Réformation et de l'Evangile!

messieurs les membres du conseil de-paroisse de plainpalais,
Permettez-moi, avant de vous remettre le monument expiatoire du supplice de Michel Servet, d'adresser ici des remerciements publics à tous ceux qui nous ont facilité notre tâche : au Conseil municipal de Plainpalais et au Maire de la commune, M. Charles Page, qui ont bien voulu nous concéder remplacement nécessaire, à ceux qui n'ont épargné ni leur temps ni leur peine pour que les travaux fussent achevés en temps voulu, tout d'abord à notre dévoué et distingué architecte, -M. Franz Fulpius, puis à M. le professeur Chan­tre, président de la commission technique, enfin aux maisons qui ont participé aux travaux : Mme veuve Ortelli, carrier à Monthey; MM. Blanchet, entrepreneur; Kugler, fondeur; Doret et Dantan, marbriers ; Hertzschuch, architecte-paysagiste ; Droguet, serrurier; Schmid, peintre à Genève et Lasserre, entrepreneur à Veyrier.

messieurs les conseillers,
Vous avez compris le but que nous avons poursuivi en érigeant cette pierre ; vous l'avez approuvé et vous avez bien voulu accepter la demande que nous vous avons faite de vous en constituer les propriétaires et les gardiens.
Nous vous en remercions sincèrement et nous sommes heureux de vous remettre officiellement le monument qui est maintenant découvert devant vous, car nous avons la confiance que vous veillerez fidèlement à sa conservation.
J'ai dit !
A ce moment des applaudissements éclatent dans l'assemblée et l'on peut voir les inscriptions qui expliquent la pensée directrice des initiateurs du monument.
La face du bloc regardant le chemin de la Rose­raie porte en lettres de bronze la première des deux inscriptions citées plus haut, tandis que l'autre se lit du côté du chemin de Beauséjour.
M. Théodore Pallard, Président du Conseil de paroisse de Plainpalais, prononce alors les paroles suivantes, soulignées par les marques d'assentiment de l'assistance.

monsieur le président du comité du
MONUMENT DE SERVET,
messieurs les membres de ce comité,
Vous avez désiré remettre ce monument à un corps constitué ressortissant à l'Eglise nationale protestante de Genève, et autant que possible, appartenant à la paroisse de Plainpalais.
Le Conseil de cette paroisse, pressenti à ce sujet, s'est déclaré prêt à se charger du mandat qui lui était proposé et c'est en son nom que j'accepte la remise du monument Servet et que je vous promets de veiller à sa conservation.
Cette conservation d'ailleurs ne sera pas difficile, soit à cause de la nature même de ce monument, soit parce qu'il a droit au respect de tous : il nia été élevé ni pour la glorification d'un homme, ni pour la confusion d'un autre, mais il est à la fois un acte de conscience — chose éminemment respectable — et une manifestation en faveur de la liberté de conscience, la plus précieuse de nos libertés. J'ai la conviction que notre population tout entière, si éprise de liberté, entourera cette pierre du respect qui lui est dû.
Puisse ce monument demeurer au milieu de nous un témoignage de l'attachement de notre peuple au pur Evangile et aux principes de notre glorieuse Réformation !
La foule se disperse ensuite après avoir été invitée à se rendre au temple de Plainpalais, où doit se continuer la cérémonie.

Au temple de plainpalais
M. Eugène Choisy, qui préside, commence par adresser des remerciements aux différents corps qui se sont fait officiellement représenter (1) ; il salue leurs délégués qui sont :
Pour la France :
M. le professeur Doumergue, de la Commission permanente du synode général officieux.
M. Edouard Borel, de la Délégation libérale.
M. Henri Bois, de la Faculté de Théologie de Montauban.
M. Théophile Dufour, du Comité de la Société de l'Histoire du protestantisme français.
« Vos Eglises, leur dit M. Choisy, ont été longtemps sous la croix et vous savez mieux que d'autres le prix de la liberté de conscience ; nous vous remercions d'être venus vous associer à notre acte de réparation. »
Pour les Eglises des cantons confédérés :
M. le pasteur Emmanuel Christen, de Baie (représentant M. l'antistès A. de Salis, Président du Kirchenrat de Bâle-Ville) (2).

(1) L'Eglise clé Zurich s'était fait excuser par lettre, de même que le Conseil d'Etat de Genève, la Commission Synodale des Eglises évangéliques libres de France et M. le baron F. de Schickler, président de la Société de l'Histoire du Protestan­tisme français. Une dépêche reçue de Wiesbaden avait apporté la sympathie de M. le D> B. Spiess, traducteur allemand de Calvin et de Servet.
(2) En envoyant ses vœux au Comité, M. de Salis a fort justement défini le mouvement : « Eîn Denkmal der Aufrich-tigkeit desProtestantismus atich inSelbstkritikund Bekenntniss. einiger Verirrungen ».

M. le député Théophile Fuog (représentant M. le Président du Kirchenrat de Schaffhouse, Dr Robert Grieshaber, conseiller d'Etat et conseiller national).
M. l'Inspecteur scolaire Gylam, délégué du Conseil synodal de l'Eglise bernoise.
« Vos Eglises, ajoute le Président, ont porté avec la nôtre la responsabilité du supplice de Servet ; nous vous savons gré d'être venus répudier avec nous cet acte d'intolérance. »
Pour Genève :
M. Emile Pricam, du Conseil administratif de la ville de Genève.
MM. Ljouis Cramer-Micheli, Président, Charles Cougnard, pasteur, vice-président et Edmond Goegg, membre du Consistoire de l'Eglise nationale pro­testante.
MM. les pasteurs Charles Genequand et Louis Maystre, modérateur et secrétaire de la Compagnie des pasteurs.
M. le pasteur Aquilas Barnaud, de l'Eglise évangélique libre.
« Votre présence ici, dit l'orateur, donne toute sa portée à cet acte. Au nom de la cité et de l'Eglise de Genève, vous êtes venus dire avec nous que, si grandes que soient votre affection et votre piété filiales, vous reconnaissez, en votre âme et conscience, que l'erreur commise il y a 350 ans est condamnée par l'Evangile du Christ. »
M. le pasteur Eugène Choisy prononce ensuite un discours dans lequel il expose brièvement la vie et l'œuvre de Michel Servet et il conclut en ces termes :
« On était persuadé qu'il avait voulu renverser les vrais fondements de la religion chrétienne, faire schisme et trouble en l'Eglise de Dieu ; on croyait que sa doctrine donnerait à la jeunesse l'occasion de se déborder, qu'il tendait à éteindre la clarté que l'on avait dans la Parole de Dieu et qu'il semait l'anarchie en détruisant la règle de foi et l'ordre social.
« Quant à nous, Mesdames et Messieurs, nous ne pouvons en juger ainsi, et nous avons voulu élever un monument pour témoigner combien douloureusement nous déplorons ce supplice. Dans son zèle pour faire régner Dieu, la chrétienté contemporaine de Servet oubliait que le Christ a lui-même répudié tout emploi de la contrainte en matière de foi et que, s'il a donné à son Eglise, comme but, de répandre et de faire triompher la vérité évangélique, il lui a donné comme moyen la charité, c'est-à-dire l'amour dont il est lui-même le modèle parfait, l'incarnation suprême. Pour nous, qui nous déclarons fils respectueux et reconnaissants de Cal­vin, notre grand Réformateur, Servet n'est point un athée, un matérialiste, un homme irréligieux, et quelles que soient les réserves que nous ayons à formuler sur ses idées, nous reconnaissons en lui un homme profondément attaché à la Bible, un croyant mystique, une âme qui s'inclinait devant Jésus, le Christ historique, comme devant le Fils de Dieu, et nous soulageons notre conscience de protestants et de chrétiens en répudiant hautement son supplice comme un acte d'intolérance contraire aux vrais principes de la Réformation, comme un acte accompli en violation flagrante des enseignements de l'Evangile de Jésus-Christ. »
Après ce discours le Chœur paroissial fait entendre le chant du Psaume CXXX. Puis la parole est donnée successivement à M. le professeur Chantre et à M. le professeur Doumergue.

discours de M. le professeur aug. chantre
mesdames, messieurs,
Sur la pente du coteau si paisible et si riant de Champel, s'est dressé, il y a trois siècles et demi, terrible, menaçant, un lugubre monument de l'intolérance. Aujourd'hui toute trace en a disparu : il ne reste rien du bûcher de Michel Servet, et il nous est donné d'ériger un autre monument, celui-ci en l'honneur de la tolérance ; nous l'avons voulu de granit, cette pierre de nos Alpes qui défie l'usure des siècles.
Voyons là un symbole, saluons dans ce granit une espérance. Notre espérance, notre foi, c'est que la tolérance, ou, pour mieux dire, la liberté de conscience, la liberté des convictions quelles qu'elles soient, repose sur une assise de granit, au sein de l'humanité.
Que de temps il a fallu pour en arriver là ! Pour que l'espérance que nous exprimons ici soit autre -chose qu'un rêve, une utopie d'idéaliste ! Quelle laborieuse ascension que celle de l'homme vers la vérité et la justice !
En 1553, quand s'alluma le bûcher de Champel, l'intolérance était un dogme, le dogme des dogmes, des Eglises et des Etats. Les héros de la Réforme du XVIe siècle, dont la vaillante initiative devait ouvrir la voie à tant de progrès, et contribuer si puissamment à fonder les libertés modernes, ont applaudi à la condamnation du malheureux espagnol ; tuer l'hérétique était à leurs yeux faire œuvre divine.
Est-ce à dire qu'aucune protestation ne s'élevât .alors, et qu'aucune voix prophétesse, aucune voix d'avenir ne se fit entendre en faveur de la tolérance ? — Oui, il y en a eu de ces voix, plus qu'on ne l'a longtemps cru et dit. Un homme dont le nom mériterait d'être rappelé à notre jeunesse genevoise, l'un des premiers Principaux de notre collège, réorganisé par la Réforme, Sébastien Castellion, exilé, misérable, réfugié à Baie, provoqua un sérieux mouvement de réprobation contre le supplice de Servet. Il avait eu, lui aussi, à souffrir de l'autoritarisme de Calvin, et, peut-être pour cette raison, sa protestation paraîtra-t-elle à quelques-uns trop intéressée. Mais il y en a eu d'autres, et permettez que, dans le nombre, j'en retienne une, significative entre toutes: je la trouve clans une lettre confidentielle, sortie de la plume d'un admirateur de Calvin, d'un ami personnel de notre Réformateur. Nicolas Zurkinden, ancien bailli de Nyon et chancelier de la République de Berne, écrivit à Calvin, le 10 février 1554 :
« Les châtiments sanguinaires ont jusqu'ici « produit sur les partisans des hérésies, l'effet « d'un excitant... L'homme est ainsi fait qu'il « cède plus volontiers à la persuasion qu'à la contrainte, et tel, qui s'est raidi contre le « bourreau, n'aurait pas été autrement intraitable... Nous ne pourrions pas faire aux papistes « de plus grand plaisir, nous qui avons réprouvé « leurs cruautés, que de les imiter et de réinstaller « supplices et bourreaux chez nous. »
Ce furent-là, Messieurs, de nobles voix, mais des voix isolées, des voix de précurseurs. Les hommes d'ordre, les hommes de gouvernement du XVIe siècle, dirent que Calvin avait bien fait. Il fallut encore de courageuses révoltes de conscience, il fallut la philosophie du XVIIIe siècle, il fallut les progrès des sciences au XIXe, l'intelligence plus profonde et vraie que nous avons acquise de l'Evangile, de la pensée maîtresse de la religion de Jésus, pour que le dogme de l'intolérance ait été sérieusement ébranlé et pour que la liberté de conscience ait été inscrite dans les constitutions, des peuples qui sont à la tête de la civilisation, en attendant de l'être dans les chartes de leurs Eglises. Bénissons Dieu de ce progrès!
Mais gardons-nous d'un mouvement inconsidéré d'orgueil ; la tolérance, introduite dans les lois, l'est-elle, comme il conviendrait, dans les mœurs ?
Pour le prétendre, il faudrait vraiment se boucher les oreilles, se refuser à entendre les cris de mort qui s'élèvent, aujourd'hui même, en Orient5 en Occident, — ici, contre ceux qui se réclament de la croix du Christ, — là, contre les sectateurs de l'Islam, ailleurs, contre les fils d'Israël, — quelle honte pour notre XXe siècle !
Et pénétrons plus avant. Messieurs, allons jusqu'au fond de nos cœurs et évoquons le témoignage de nos consciences. Elles nous diront que le démon de l'intolérance a encore son autel en dedans de nous, qui que nous soyons. Nous ne savons pas être respectueux, comme il le faudrait* de la liberté des autres. La manifestation de convictions contraires aux nôtres nous irrite ; parfois notre mauvais génie se surprend à se demander s'il n'y aurait pas moyen d'étouffer ces voix incommodes ou de faire pâtir dans leurs intérêts, dans leurs affections, dans leur réputation, ceux qui professent les opinions que nous n'aimons pas.
La prédication de la tolérance n'est donc pas un hors-d'œuvre aujourd'hui et ici.
Messieurs, tous émus du souvenir des horreurs du bûcher de Servet, de ces flammes que nous voudrions éteindre de toutes nos larmes, nous avons donc à prendre une résolution virile, celle d'être des apôtres de la tolérance, ou, mieux encore, d'être des témoins par nos sentiments et notre vie, par nos paroles et par nos actes, de la vraie tolérance.
Il ne faut pas, en effet, s'y méprendre : il y a des manières d'être tolérants dont nous ne saurions vouloir.
Nous n'estimons pas la tolérance de la lâcheté,, de la veulerie, de ceux qui tolèrent les convictions d'autrui parce qu'ils ne se sentent pas le courage de défendre les leurs propres, qu'ils tiennent soigneusement dissimulés et tremblantes au fond de leur âme. C'est la tolérance des timorés qui ne savent pas haïr l'erreur et le mal, je veux dire, ce qui est erreur et mal à leurs yeux, parce qu'ils ne comprennent pas ce que c'est que la consécration de soi-même à ce qui apparaît vrai et juste : la responsabilité de leurs propres opinions leur est trop lourde.
Nous n'estimons pas non plus la tolérance du sceptique, qui laisse libre les convictions des autres parce qu'il n'en a point lui-même, et se vante de n'en point avoir parce qu'il professe l'indifférence à l'égard de la vérité, et de toute vérité, parce qu'il ne veut pas se donner la peine de croire, de se former même une opinion sérieuse, doutant de tout et de lui-même.
Messieurs, c'est tout autrement que nous concevons la tolérance et les motifs qui doivent l'inspirer.
Pour nous, nous voulons être tolérants, parce que nous avons des convictions et que nous savons ce qu'il en coûte pour en acquérir, parce que nous croyons que rien n'est plus personnel que la foi et que la foi qui n'a pas la marque de la personnalité n'est que vaine simagrée.
Voilà la raison profonde de notre tolérance, voilà pourquoi nous voulons être largement tolérants, même à l'égard des intolérants, à une seule réserve près, c'est qu'on nous reconnaisse le droit de nous défendre contre les entreprises de l'intolérance. C'est un droit de légitime défense que nous revendiquons, et ce droit, c'est un devoir, — devoir de préservation personnelle, car nous avons à conserver intangible, notre être intime, notre être moral, qui est l'être divin en nous, — devoir de préservation sociale, car nous devons, par solidarité bien entendue, sauvegarder les droits de la personnalité chez nos concitoyens, chez nos frères, dans le groupe humain, si minuscule soit-il, au sein duquel nous vivons.
Ni la tolérance de la lâcheté, ni celle du scepticisme, mais celle de la foi : tout croyant digne de ce beau nom doit être, par excellence, l'homme de la tolérance, car il sait par son expérience propre, ce qu'il y a de personnel, d'individuel, dans toute conviction sincère.
A cette haute et vraie tolérance, je vous convie, Messieurs, au nom des hommes qui ont pris l'initiative de l'érection du monument de Champel. Ce sont des hommes, en effet, qui savent ce que c'est que la vérité, et quel est le prix de la parcelle de vérité qu'ils ont pu acquérir eux-mêmes. Ne voulant pas qu'elle leur soit arrachée, ni même entamée, exigeant qu'elle soit respectée pleinement, ils se sentent l'obligation stricte de respecter chez les autres, la parcelle de vérité que les autres possèdent et professent.
Messieurs, la cérémonie qui nous réunit est bien modeste, elle a pourtant sa haute signification. C'est en effet une grande confession religieuse, une Eglise dans le sens le plus large du mot, celle qui se réclame toujours avec reconnaissance du nom de Calvin, qui est, pour ainsi dire, assemblée aujourd'hui, au pied du monument expiatoire du supplice de Servet. Rompant hardiment, sur ce point, toute solidarité avec son fondateur, et répudiant son intolérance, elle dresse sa protestation émue, contre le supplice d'un homme qui a voulu mourir martyr de ses convictions. Ces convictions, nous ne les jugeons pas, mais nous voulons que notre monument redise aux générations futures que la personnalité humaine est sacrée, avant tout et surtout dans ce qu'elle a de plus divin, dans la conscience religieuse.
Notre Eglise, comme les autres, a été intolérante, mais en elle a été déposé, par l'acte même qui lui a donné naissance, le germe d'une féconde évolution. Eglise Réformée, elle se doit à elle-même de se réformer toujours, et la loi interne de sa constante réformation, c'est le Christ. Or, Jésus, l'âme croyante entre toutes, a été la tolérance inaltérable.
Messieurs, réprouvons et répudions l'intolérance des temps passés et disons, d'une commune voix à la vraie tolérance : Que ton règne vienne, toujours plus acclamé, toujours plus indiscuté et universel !

discours de M. le professeur doûmergue
mesdames et messieurs,
II ne me reste plus qu'à dire le motif dernier, vrai, du monument que nous venons d'inaugurer et de cette cérémonie.


I


Et, tout d'abord, c'est aux Libres-Penseurs que j'adresse mes explications.
Servet est un homme digne de notre plus respectueuse sympathie. Mais il y a eu beaucoup d'hommes victimes de l'injustice des temps et de leurs contemporains. — La tolérance est un principe plus grand qu'un homme. Mais il y a plusieurs grands principes également sacrés. — Ce qui est au-dessus d'un homme, au-dessus d'un principe particulier, c'est, pour nous croyants et chrétiens, la vérité de Dieu, la vérité évangélique tout entière, l'Evangile.
Aussi les hommes, nous ne nous en sommes pas préoccupés, pas même de Servet, pas même de Calvin, nous nous sommes préoccupés avant tout de l'Evangile.
Voilà pourquoi nous n'avons pas élevé un monument à Servet. Est-ce que le courage et la piété dont le malheureux Espagnol fit preuve au dernier moment, nous laissent indifférents ? Non certes. Mais il y a ici plus qu'un individu isolé. Servet aurait été non seulement hérétique aux yeux de Calvin, mais impie à nos propres yeux, que notre monument ne serait ni moins légitime, ni moins nécessaire. Servet est pour nous un symbole : il représente toutes les victimes de l'intolérance protestante.
Et nous n'avons pas davantage, cela va sans dire, élevé un monument à Calvin. Nous n'avons pas même songé à indiquer toutes les excuses qui pourraient diminuer sa responsabilité. L'inscription ne fait aucune allusion au rôle, décisif cependant, du gouvernement politique, alors entre les mains des adversaires passionnés et momentanément triomphant du Réformateur. Elle ne fait aucune allusion aux efforts, dignes de mémoire cependant, que Calvin fit, à deux reprises, pour que le supplice, spécialement cruel du feu, fût épargné à Servet... A quoi bon ? Il y a ici plus qu'un acte isolé. Alors même que le bûcher de Champel n'aurait pas été allumé, notre monument ne serait ni moins légitime, ni moins nécessaire. Le supplice du médecin espagnol, à cause de ses opinions, est devenu pour nos générations un symbole, et nous l'acceptons comme tel. Il représente toutes les erreurs et toutes les fautes de nos Réformateurs et de notre Réforme.
Si nous étions des justiciers, nous aurions cherché à formuler des sentences juridiquement exactes. Fils respectueux et reconnaissants, nous avons dressé un monument expiatoire.
Cette expression, il est vrai, a été critiquée. On a dit: II n'y a qu'une seule expiation possible, celle opérée par Christ. Le chrétien professe qu'un homme ne peut expier ses péchés devant Dieu.
Sans aucun doute ! Mais notre monument a-t-il pour but — contrairement à cette doctrine chrétienne qui a toujours été essentiellement protestante — d'expier en quoi que ce soit une erreur, ou une faute quelconque, devant Dieu ? Non, non. Le monument n'est pas dressé à cause de Dieu, il est dressé à cause des hommes.
Les hommes passent dans les rues de nos villes dites chrétiennes et crient : « L'Evangile ! Voyez les Eglises de l'Evangile ! Quelle étrange histoire que la leur ! Ici du sang, là du feu ! Qu'avons-nous encore besoin de l'Evangile ? L'Evangile ! il est au-dessous de notre conscience, au-dessous de notre cœur ».
Et au milieu du carrefour, nous avons élevé notre grande pierre pour qu'elle dise : « Passant, arrête tes pas et écoute !
« II ne faut pas confondre les Eglises chrétiennes et l'Evangile du Christ. Les Eglises prêchent l'Evangile plus ou moins fidèlement ; elles ne le mettent pas en pratique tout entier, ni toujours. Ce qui est vrai des hommes est vrai des Eglises : il n'y en pas une de juste, non pas même une seule !
« Passant, arrête tes pas et écoute !
« Quand les protestants parlent des chrétiens qui fondèrent leurs Eglises au XVIe siècle, ils aiment à les appeler leurs pères, car ces chrétiens furent les héros admirables de la foi, de la piété, du martyre. Cependant, ils furent aussi des hommes, c'est-à-dire des pécheurs. Et précisément grâce au respect, à l'amour pour l'Evangile du Christ qu'ils ont inspiré à leurs enfants, ceux-ci en sont arrivés à distinguer entre les merveilles que cet Evangile a accompli par leurs pères, et les fautes que leurs pères ont commises, en contradiction avec cet Evangile.
« Voilà pourquoi, au nom de la solidarité du sang et de la foi, les protestants réformés ont voulu faire amende honorable. Ils attestent, ils certifient leurs regrets, leur humiliation, d'autant plus sincère et plus douloureuse qu'elle est plus filiale.
« Comment pourrait-on désormais nous repro­cher des actes que nous avons si solennellement condamnés ? La dette que nos pères avaient contractée, non pas envers Dieu, mais envers la société humaine, nous, les enfants, nous la payons, comme peut se payer une dette qui fut une erreur : en la reconnaissant. Non pas aux yeux de Dieu, mais aux yeux des hommes, cette dette est effacée, «Ile est expiée ! Les adversaires du protestantisme n'ont plus le droit d'en parler...
« Passant, arrête tes pas et réfléchis... »


II


Et puis, ce sont les Catholiques auxquels je pense.
Messieurs, voulez-vous, subitement, dirais-je, tous rendre compte de l'importance de notre acte, de notre monument ? Faites une simple supposition.
Supposez que demain les journaux publieront la nouvelle suivante : «Le nonce de Paris est arrivé à Rome, et Pie X l'a immédiatement entretenu d'un projet qui lui tient, paraît-il, fort à cœur. Il s'agirait d'élever un monument expiatoire de la Saint-Barthélemy. Pour proclamer qu'il désavoue, au nom de l'Eglise, la part que l'Eglise a prise dans les persécutions, dans les intolérances des siècles passés, le pape a décidé de dresser, en face du Louvre, à l'ombre de l'Eglise Saint-Germain-L’auxerrois, dont la cloche donna le signal du fameux massacre, un bloc de granit, avec cette simple inscription : « Au nom de l'Eglise et de la chrétienté catholique: peccavimus ». Le monument sera inauguré le 24 août prochain ».
Quelle stupéfaction saisirait le monde politique aussi bien que le monde religieux ! Comme on s'arracherait les journaux ! Comme on se refuserait à en croire tout d'abord ses yeux ! Et, du coup, •quelle force, quel prestige Rome recouvrerait! Les armes les plus dangereuses tomberaient des mains de ses adversaires. La libre-pensée ne pourrait plus lui reprocher l'Inquisition. Les protestants ne pourraient plus lui reprocher les dragonnades, ni la révocation de l'Edit de Nantes... Depuis la révolution religieuse du XVIe siècle, on n'aurait pas vu de révolution ni plus profonde, ni plus immense.
Messieurs, voilà le sens exact de notre monument expiatoire.
Il est vrai, demain la presse ne parlera pas sans doute beaucoup de notre cérémonie d'aujourd'hui; et, si elle en parle, la nouvelle ne causera pas, probablement, une agitation mondiale. Qu'importe?
Désormais, en face de la série lugubre, effroyable, des fautes et des crimes commis par les religions et leurs Eglises à travers les siècles, il y a une protestation. Et cette protestation ne sort pas^ comme toutes celles qui l'ont précédée de la bouche des irréligieux, elle s'élève du plus profond du cœur des croyants. C'est une Eglise qui proteste contre elle-même, au nom de la religion, la vraie, au nom de l'Evangile !
Rome ne voudra pas. Qu'importe ? Genève veut ! Et, dans les ombres qui grandissent et qui obscurcissent de plus en plus le chemin par où s'en va notre société hésitante, c'est la vieille devise de la réforme calviniste qui, une fois de plus, jette tout à coup ses rayons devenus fulgurants : Post tenebras lux!


III


Alors, en finissant, je pense aux bons vieux-genevois, aux Calvinistes les plus stricts, qui ont hésité, au début, à s'associer à notre entreprise.
Genève est fière de son Saint-Pierre, de son lac,, de ses ressources intellectuelles, et les étrangers, qui ne cessent de la visiter, attestent que cette fierté est légitime. Cependant, il y a des cathédrales plus grandes; il y a d'autres lacs qui sont beaux aussi ; il y a d'autres capitales qui rivalisent avec elle de richesses naturelles ou intellectuelles. Seul un monument ne se trouve ni au bord du lac des-Quatre-Cantons, ni sur les lagunes devenues mouvantes de la piazzetta de Venise, ni à l'ombre de Saint-Pierre de Rome ou de l'Escurial d'Espagne, ni dans un square de Londres, ni sous les Tilleuls de Berlin, ni près les Tuileries de Paris, ni ailleurs, ni nulle part... C'est le monument expiatoire.
Qui le proclame ? Un penseur italien aussi éminent et aussi indépendant que le célèbre économiste et financier, que le nouveau ministre Luigi Luzzatti. « Les calvinistes de Genève, vient-il d'écrire, ont voulu être les premiers dans cette entreprise mémorable des expiations rédemptrices. Ils sont les précurseurs glorieux, les initiateurs-admirables de pareilles expiations futures ». Et qui le proclame encore ? Un libre-penseur aussi ardemment militant, aussi radicalement rationaliste que le professeur de l'histoire de la Révolution à Paris, M. Aulard : « La cérémonie expiatoire, qui va avoir lieu à Genève, a-t-il dit, a un autre caractère, bien plus remarquable (que toutes les cérémonies analogues, qui ont eu lieu autre part jusqu'ici) ; elle est, dans l'histoire de l'humanité civilisée, un événement, une nouveauté. »
Encouragé par de telles approbations, vieux-genevois et stricts calvinistes, j'ose pousser devant vous ma pensée jusqu'au bout.
Certes, je comprends les sentiments, et les sérieuses raisons qui peuvent faire désirer à un vieux-genevois d'élever enfin, sur une de ses places publiques, aux yeux des étrangers, aux yeux des catholiques, un monument digne de la Réformation et des Réformateurs.
Aussi est-ce uniquement en ce qui concerne Calvin, Calvin personnellement, dirais-je, que je ne suis pas trop scandalisé du retard mis à lui rendre l'hommage matériel et public qui lui est dû.
A notre époque, en effet, où les rues et les places de tant de villes sont encombrées d'une cohue de statues et de bustes, où il n'y a pas de si faux, de si petit grand homme, qui ne hisse sa personne, ou tout au moins sa tête, sur un piédestal quelconque, c'est une originalité, peut-être unique, pour un homme vraiment grand, de n'avoir aucun monument. Wiclef, Jean Huss, Luther, Zwingli, Farel, Viret, Œcolampade et des centaines d'autres ont les leurs. Calvin pas ! Calvin rien ! La distinction est significative, et ce ne séria pas sans une sorte de regret mélancolique que je verrai notre Réformateur ramené au niveau commun, forcé de se confondre dans la foule des hommes de bronze et de marbre.
Et cependant, j'en ai la conviction, si nous pouvions consulter Calvin, malgré toutes ses répugnances, non seulement antimatérialistes, mais .anti-matérielles, il y a un monument dont il ne refuserait pas de reconnaître le pur calvinisme sur lequel il ne refuserait pas même de laisser graver son nom : celui de Champel. Et pourquoi ? Précisément parce que ce n'est pas un monument en son honneur ; parce que c'est le monument non pas-dé la glorification, mais de l'humiliation.
Oui, j'en atteste la prière la plus calviniste, la confession des péchés ; j'en atteste l'institution la plus calviniste, le consistoire du XVIe siècle, créé» pour découvrir et corriger les erreurs et les fautes ; j'en atteste le trait le plus calviniste du caractère huguenot, la préoccupation de la règle morale, stricte, austère, absolue... Aussi vrai est-il que le seul mérite d'un calviniste, c'est de reconnaître qu'il n'en a point ; aussi vrai est-il que la sincérité de la piété calviniste a pour «preuve, et pour mesure, le sentiment de sa radicale indignité... aussi vrai est-il que c'est bien des profondeurs de cette conscience calviniste — en vertu d'un développement naturel, génétique, irrésistiblement organique et logique — que devait sortir l'idée d'un monument expiatoire. « Nous reconnaissons et nous confessons devant Dieu, et devant les hommes, que nous sommes de pauvres, pécheurs. »
Vieux-genevois, c'était bien à Genève..., stricts calvinistes, c'était bien par vous les premiers.... que ce monument devait être élevé.
Hésitez-vous encore ? Regardez... ! Ecoutez... !
Un soir d'automne, la journée avait été belle et doucement les derniers rayons du soleil doraient les feuilles jaunies des grands arbres qui abritent, de leur paix élyséenne, le monument de Champel. Calvin, tout fatigué, avec son haleine courte de poitrinaire, s'appuyait sur le bras de son disciple Bèze, et tous deux allaient, pas à pas, par les chemins silencieux et déserts. Us arrivèrent devant le bloc de granit. Calvin lut l'inscription et resta immobile. Il s'était tout à coup comme perdu dans sa contemplation intérieure. Au bout de quelques instants, sans avoir rompu le silence, il reprit lentement sa route, encore plus courbé vers le sol qu'auparavant. Et tout bas, se parlant à lui-même, il se mit à murmurer le mot qui fut toute sa doctrine et toute son Eglise : l'honneur de Dieu. Les deux Réformateurs gravissaient, non sans peine, le chemin par où descendit Michel Servet. Calvin s'arrêta, et bien que le souffle lui manquât presque, il dit de façon à être entendu par son disciple : « Ils ont compris ce que je leur ai enseigné. A nous la honte et la confusion de face. » Puis, d'un geste qui lui était familier, enlevant son bonnet de docteur et regardant là-haut, comme s'il achevait une méditation qui devenait une prière, il ajouta, syllabe après syllabe : « A Dieu seul l'honneur !... Soli Deo gloria !... L'honneur de Dieu ! »
La cérémonie se termine par le chant du cantique de Luther, entonné par le Chœur auquel se joint l'assemblée.
Une collecte en faveur du monument est faite à la sortie du temple.