lundi 6 avril 2009

Michel Servet, sa doctrine et sa vie par Emile Saisset

Publié dans la Revue des Deux Mondes T. 21, 1848




I. - Trechsel. - Die Protestantischen Antitrimitarier vor Faustus Socin : Erstes Buch. Michael Servet und seine Vorgaenger. - Heidelberg, 1839, in-8°.
II. - De Valayre. - Fragment historique sur Michel Servet, dans les Légendes et Chroniques suisses. - Paris, 1842, in-12.
III. - Rilliet de Candolle. - Relation du procès criminel intenté à Genève, en 1553, contre Michel Servet, dans les Mémoires et Documens publiés par la Société d'histoire et d'archéologie de Genève, tome III, livraison Ire, 1844.
IV. - J. A. Galiffe. - Notices généalogiques sur les familles genevoises. 3 vol. in-8°. - Genève, 1831-1836.


Doctrine philosophique et religieuse de Michel Servet

Je suis plus profondément scandalisé, disait Gibbon, par le seul supplice de Michel Servet que par les hécatombes humaines qui ont été immolées dans les auto-da-fé de l'Espagne et du Portugal. » Ce mot est caractéristique. Il exprime parfaitement l'impression dominante que réveille le nom de l'infortuné rival de Calvin. Quel coeur honnête ne s'est ému au récit de cette tragique aventure? Quel esprit droit n'a été révolté au spectacle de ce bûcher où Genève hérétique fit monter Servet pour crime d'hérésie, où des hommes qui s'étaient séparés de l'église au nom du libre examen et des droits sacrés de la conscience, des hommes qu'on eût immolés à Paris avec Anne Dubourg, brûlèrent vivant un théologien sincère et plein de génie pour avoir interprété la Bible dans la liberté de sa foi?

On serait porté à croire que l'éclat de cette destinée à jamais déplorable a rejailli sur les idées de Michel Servet. Il n'en est rien. Nul système n'a été plus négligé, nul n'est resté enseveli dans de plus épaisses ténèbres. Les livres du célèbre hérésiarque sont par leur rareté un des objets favoris de la curiosité des bibliophiles; mais il semble qu'on tienne moins au privilège de les lire qu'à celui de pouvoir faire que d'autres ne les lisent pas. On achèterait au poids de l'or une édition authentique de la Restitution du Christianisme : pourquoi cela? Par cette unique raison qu'il n'y a, dit-on, que deux exemplaires de l'ouvrage qui aient échappé aux flammes où Calvin voulut étouffer à la fois la personne et les idées de son adversaire.

On n'ignore pas en général que Michel Servet a nié le mystère de la Trinité, on sait aussi qu'il a innové en physiologie comme en religion, et qu'il est au nombre des savans qui disputent à Harvey la glorieuse découverte de la circulation du sang; mais quel est au juste le caractère des doctrines et du génie de ce médecin novateur, de ce théologien hérétique? S'est-il borné, en théologie, à des négations partielles, ou bien a-t-il conçu un système dont la négation de la Trinité ne soit qu'un corollaire? Quel est ce système? Quelles en sont les origines, les destinées, la valeur propre? Voilà des questions que personne, en France, n'a jamais résolues, disons plus, qu'aucun historien, aucun critique ne s'est jamais sérieusement proposées (1).

Cet oubli est injuste. Les opinions religieuses de Michel Servet ont exercé une influence considérable sur les esprits de son temps. Il y a eu des servetistes en Allemagne, en Suisse, en Italie (2). Étroitement liée au protestantisme, qu'elle tend à dissoudre, et au socinianisme, qu'elle vient susciter, l'hérésie de Michel Servet est le lien de ces deux grandes phases du mouvement religieux du XVIe siècle.

Ce n'est pas tout : il n'y a pas seulement dans Michel Servet un grand hérésiarque; il y a aussi un philosophe. On doit le rattacher à ce groupe de penseurs qui s'enflammèrent d'enthousiasme pour le platonisme alexandrin. Ce torrent d'idées panthéistes et mystiques qui agita sans la troubler l'ame candide de Marsile Ficin, qui égara Patrizzi et perdit Giordano Bruno, ce même flot entraîna Michel Servet; mais ce qui le sépare des purs platonisans, ce qui donne à sa doctrine une physionomie originale, c'est qu'il entreprit de fondre ensemble son panthéisme néo-platonicien et son christianisme hérétique, c'est qu'il essaya, non sans génie, une sorte de déduction rationnelle des mystères du christianisme; c'est, en un mot, qu'il tenta au XVIe siècle une oeuvre qui semblait réservée à la hardiesse du nôtre, je veux dire une théorie du Christ, ce qu'on appellerait aujourd'hui de l'autre côté du Rhin une christologie philosophique, et, qui plus est, une christologie panthéiste. A ce point de vue, Michel Servet se présente aux regards de l'historien sous un jour nouveau. On ne voit plus seulement en lui le rival et la victime de Calvin, le médecin novateur, le chrétien hérésiarque, mais le théologien philosophe et panthéiste, précurseur inattendu de Malebranche et de Spinoza, de Schleiermacher et de Strauss.

C'est par cet endroit, on nous permettra de le dire, que Michel Servet nous a principalement attiré. Nous n'avons jamais compris la séparation que certains esprits, d'ailleurs éminens, veulent établir entre les questions religieuses et les questions philosophiques, entre l'histoire des idées et l'histoire des croyances. Pour nous, toujours préoccupé d'unir ce que d'autres veulent à tort séparer, convaincu que le noeud de toutes les difficultés morales de notre temps est dans l'opposition de l'idée chrétienne et de l'idée panthéiste, nous n'avons pu rencontrer sans une sorte d'émotion et sans une vive sympathie ce penseur solitaire et méconnu qui entreprit, il y a trois siècles, de faire cesser la lutte dont nous gémissons, ne réussit pas mieux à se faire comprendre des protestans que des catholiques, et n'échappa aux flammes de l'inquisition de Vienne que pour monter sur le bûcher dressé par Calvin.

Cette réhabilitation d'une doctrine injustement tombée dans l'oubli nous invitait naturellement à dégager du mystère qui l'environne encore la triste destinée de celui qui mourut pour elle. Ni les apologistes plus ou moins décidés, depuis Théodore de Bèze jusqu'à M. Guizot et à M. Rilliet de Candolle, ni les accusateurs véhémens depuis Castalion jusqu'à Voltaire, et depuis Voltaire jusqu'à M. Galiffe, n'ont manqué au meurtrier de Michel Servet. Ce qui fait que le procès dure encore, c'est que, pour rendre un arrêt définitif, deux conditions étaient absolument indispensables. La première était de connaître à fond le caractère et la portée de l'entreprise religieuse de Michel Servet, sans quoi sa lutte avec Calvin, l'irritation profonde de celui-ci et sa haine implacable restent imparfaitement expliquées. La seconde était d'avoir entre les mains les documens authentiques qui seuls peuvent servir de base à une appréciation équitable. Or, ces pièces ont presque entièrement manqué à l'histoire jusqu'à ces derniers temps. Avant la curieuse publication d'un pasteur bernois, M. Trechsel, on était réduit aux extraits incomplets que le ministre De la Roche (3) et le professeur Mosheim (4) avaient donnés, au XVIIIe siècle, des pièces de la procédure. M. Mignet, dans son lumineux et savant mémoire sur l'Établissement de la Réforme à Genève, n'a pas eu d'autre base, et il a fallu la rare justesse d'esprit et toute la pénétration de l'éminent historien pour suppléer au défaut de documens précis et présenter sous son vrai jour l'ensemble, sinon les détails, de cette mémorable affaire.

Depuis 1839, la lacune dont nous parlons a été remplie. M. Trechsel, M. de Valayre, M. Rilliet de Candolle, ont apporté chacun leur tribut, et nous devons signaler le mémoire de ce dernier écrivain comme un modèle d'érudition discrète et ingénieuse; mais c'est plutôt un plaidoyer habile et modéré en faveur de Calvin qu'un morceau véritablement historique.

Quelle que soit la richesse des documens publiés par ces trois écrivains, nous nous sommes fait un devoir de n'en croire que nos propres yeux et de puiser directement aux sources. Nous nous sommes rendu à Genève, où, grace à l'influence très peu calviniste qui en ce moment y domine, nous avons obtenu la communication la plus bienveillante et la plus complète de tous les documens. Le manuscrit de deux cents pages in-folio qui porte pour titre : Procès de Michel Servetus, 1553, les registres du petit conseil, tout nous a été ouvert, tout a été mis à notre disposition. Transcrites par la main habile et exercée d'un jeune paléographe genevois, M. Grivel, ces pièces précieuses sont en ce moment sous nos yeux, et nous avons pu y joindre plusieurs pièces inédites que le savant directeur de la bibliothèque de Genève, M. le pasteur et professeur Chastel, a bien voulu nous confier.

Ainsi entouré de toutes les précautions et de tous les secours nécessaires, nous avons cru pouvoir nous proposer un double objet : d'abord, et avant tout, la résurrection de la doctrine philosophique et religieuse de Michel Servet; puis, comme conséquence, le récit vrai de sa lutte avec Calvin et de la tragédie où elle se termina. Mais, avant de nous engager dans la première de ces deux entreprises, il est indispensable d'esquisser au moins en quelques lignes la vie, le caractère et les ouvrages de notre malheureux héros.


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(1) S'il y avait une réserve à faire ici, elle serait due à M. Lerminier, qui, dans un très remarquable article consacré au calvinisme, rencontrant sur sa route la doctrine de Servet, en a esquissé quelques traits avec la plus rare sagacité. (Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1842.)
(2) Voyez Calvin (Déclaration pour maintenir, etc., page 6) et Bèze (Vie de Calvin).
(3) Bibliothèque anglaise, Amsterdam, tome II, part. I, p. 96-198.
(4) Essai d'une histoire complète et impartiale des hérétiques, Helmstœd,1748, in-4°.


I. - Vie de Michel Servet jusqu’à l’époque de son procès. – Caractère de ses écrits.

Michel Servet, ou plus exactement Micaël Serveto, naquit, l'an 1509, à Villanueva, petite ville d'Aragon, de parens honorables, chrétiens d'ancienne race, comme il nous l'apprend lui-même (1), et vivant noblement. A dix-neuf ans, il quitta l'Espagne, qu'il ne devait plus revoir. Étrange destinée de ces aventureux génies du XVIe siècle, Servet, Bruno, Vanini! Ils n'ont ni famille, ni patrie. Agités d'une inquiétude secrète, d'un insatiable besoin de mouvement, ils traversent en courant l'Europe sans pouvoir se fixer jamais, avides de nouveautés, de disputes et de périls, allant d'écueil en écueil et d'orage en orage, jusqu'à ce que la tempête finisse par les engloutir.

Toulouse fut la première station de Michel Servet. Il y commença l'étude du droit, bientôt abandonnée pour celle des saintes Écritures. Nous voyons éclater ici le trait distinctif de son caractère, je veux dire la curiosité passionnée, insurmontable, inextinguible des questions religieuses. La réforme de Luther agitait alors l'Allemagne et l'Europe, et partout soufflait un esprit nouveau. L'ame de Servet en fut embrasée, et sa vie appartint désormais à une sorte de méditation fiévreuse des mystères du christianisme. Il était de ces impétueux génies dont parle Bossuet, « qui prennent la religion avec une ardeur démesurée, et qui, y mêlant un chagrin superbe, une hardiesse indomptée et leur propre esprit, poussent tout à l'extrémité. » Dans sa carrière orageuse et mobile, Servet semble disperser ses études et ses facultés: physiologie, médecine, mathématiques, géographie, langues orientales; il veut tout embrasser, tout approfondir; mais ce ne sont là dans sa vie que de rapides épisodes; le besoin d'agiter et de résoudre le problème religieux du temps, voilà ce qui la remplit et la dévora.

En 1530, il se dirige tour à tour vers les foyers les plus actifs du protestantisme, et s'adresse d'abord à OEcolampade. Le réformateur de Bâle était un homme pratique, ennemi des spéculations subtiles, ne voyant dans la religion qu'une grande affaire, celle du salut, et dans la réforme qu'un moyen de ranimer et de purifier la morale de Jésus-Christ. Servet, avec sa théologie transcendante, avec sa négation audacieuse de la Trinité, Servet, qui déjà préludait au panthéisme en soutenant l'éternité de la création, produisit sur ce chrétien simple et scrupuleux un effet d'épouvante. A Strasbourg, Bucer et Capito ne lui firent pas meilleur accueil, et Zwingle s'unit à eux pour maudire le méchant et scélérat Espagnol. Naïve sincérité de ces pieux révolutionnaires! ils nient le libre arbitre et la présence réelle avec une invincible opiniâtreté, et la seule idée de toucher au dogme de la Trinité les remplit de surprise et d'horreur.

Servet en appela au public de l'anathème des chefs de la réforme. En 1531, il publia à Haguenau son livre Des Variations de la Trinité (2), et l'année suivante ses Dialogues (3). Tout son système philosophique et religieux est en germe dans ces deux écrits, qui firent un tel scandale en Allemagne, que Servet changea son nom en celui de Michel de Villeneuve, et gagna la France.

En 1553, il est à Paris et semble avoir abandonné des spéculations périlleuses pour étudier la médecine sous deux maîtres illustres, Sylvius et Fernel. Il prend le bonnet de docteur et professe avec éclat au collège des Lombards. Portant dans cette carrière nouvelle les qualités et les défauts de sa nature, esprit chimérique à la fois et d'une pénétration supérieure, il donne dans les visions de l'astrologie judiciaire (4) et découvre ou plutôt devine la circulation du sang (5). Son goût pour la polémique ne l'avait pas abandonné. Dans un traité sur les sirops (6), médication récemment introduite par l'école arabe, il attaque avec violence Galien et la faculté, et, pour calmer cette querelle, le parlement est obligé d'intervenir.

Au milieu de ces nouveaux orages, la passion des questions religieuses, en apparence assoupie, vivait toujours au fond de l'ame de Servet. Nous en avons un assuré témoignage dans le récit que nous fait Théodore de Bèze des premières relations du théologien espagnol avec Calvin. C'est à Paris que ces deux hommes se mesurèrent pour la première fois, et que la contradiction opiniâtre de Michel Servet jeta dans l'ame orgueilleuse et farouche de son adversaire le premier germe d'une haine qui ne s'éteignit plus. Après plusieurs conférences, ils prirent jour pour une sorte de cartel théologique devant témoins dans une maison de la rue Saint-Antoine; mais Servet ne parut pas, on ne sait pour quel motif, et les deux antagonistes ne se revirent plus qu'à Genève.

Sorti de Paris en 1538, Servet mena une vie errante, séjournant tour à tour à Lyon, à Charlieu, à Avignon, peut-être en Italie, sans protection, sans fortune, sans asile, obligé pour vivre de mettre sa plume au service des libraires, publiant une bonne édition de la Géographie de Ptolémée (7), une Bible annotée (8), des argumens pour une Somme espagnole de saint Thomas, et quelques autres travaux de même espèce.

En 1541, il fut rencontré à Lyon, dans un état assez misérable, par Pierre Paulmier, archevêque de Vienne en Dauphiné, savant homme et ami des lettres, qui l'avait connu à Paris, et lui offrit dans son propre palais une honorable hospitalité. Là, tout conseillait à Servet de terminer en paix sa carrière vagabonde. Habile et heureux dans son art, recherché par les familles les plus puissantes, respecté pour sa science, aimé pour la douceur de son caractère, tout autre à sa place eût vécu heureux ; mais rien n'avait pu éteindre dans cette ame rêveuse, inquiète et passionnée la soif des vérités religieuses. A Vienne, comme à Toulouse, comme à Bâle et à Strasbourg, persécuté ou paisible, pauvre ou dans l'abondance, son ame était tout entière au spectacle des agitations du christianisme. Seul, il croyait avoir trouvé le noeud de toutes les difficultés du temps. Ce n'est pas que la réforme à ses yeux ne fût légitime, mais elle s'arrêtait à moitié chemin. Il prétendait lui imprimer une impulsion nouvelle, et méditait le dessein de présenter au monde une oeuvre que n'avaient osé entreprendre ni Luther, ni Zwingle, ni Calvin, un christianisme rajeuni, reconstruit depuis la base jusqu'au faîte, le christianisme de l'avenir, qui était aussi pour lui le christianisme du passé.

Ses yeux étaient surtout fixés sur Genève. L'auteur de l’Institution chrétienne, le législateur du protestantisme, lui paraissait l'homme le plus capable de comprendre ses idées, le mieux placé pour les réaliser. Il mettait sa gloire à le séduire à sa doctrine. Entraîner Calvin, en effet, c'était entraîner le protestantisme, c'était changer la face du monde religieux.

Rien ne put détourner Servet du dessein de convaincre son adversaire. Mis en communication avec lui par le libraire lyonnais Frellon, une correspondance active s'engagea. Également sincères, également orgueilleux, ces deux esprits, d'ailleurs si différens, ne pouvaient s'entendre. Calvin rompit tout commerce avec une hauteur suprême et le coeur profondément irrité. Servet résolut alors de publier le grand ouvrage qu'il méditait depuis longues années, et dont il avait communiqué plusieurs parties à Calvin et à Viret. Il décida à prix d'argent deux libraires de Vienne, Balthazard Arnollet et Guillaume Guéroult, à l'imprimer en secret pour le répandre ensuite dans toute l'Europe. Le titre de l'ouvrage était significatif : Restitution du Christianisme, et cette publication, destinée à produire chez les protestans et chez les catholiques un scandale immense, créait par cela même à Servet un danger presque inévitable. L'hérésie était flagrante, et la loi frappait les hérétiques du supplice du feu. Servet se jeta tête baissée dans cet abîme, et nul doute qu'un orgueil excessif et un désir violent de paraître et d'agiter le monde n'aient fortement contribué à le faire agir; mais il serait injuste de ne pas reconnaître en lui un homme sincère, profondément convaincu de la vérité de son système, et qui cédait à l'irrésistible besoin de communiquer à ses semblables ce qu'il croyait être la vérité. Noble audace après tout, qui lui faisait sacrifier son repos et sa vie à la fortune d'une idée.

Arrêtons-nous ici. Au regard de l'histoire, toute la vie de Michel Servet est concentrée dans ces deux événemens : la publication de son système sur la restitution du christianisme et le procès qui en fut la suite et qui engloutit le livre et l'auteur. Exposons avec étendue, ou, s'il nous est permis de le dire, ressuscitons cette doctrine injustement ensevelie dans l'oubli; nous comprendrons mieux ensuite et le procès et la catastrophe.

Rien de plus vague, de plus divers, de plus contradictoire que le langage des historiens sur les doctrines de Michel Servet. Disciple d'Arius pour ceux-ci, il l'est pour ceux-là d'Eutychès, de Sabellius, de Priscilien, de Manichée. Sa métaphysique paraît aux uns matérialiste, aux autres tout inspirée de Platon. Étrange philosophe qu'on nous fait tour à tour ou même à la fois chrétien et déiste, fanatique et esprit fort, mystique et athée !

Qui faut-il accuser de ces jugemens contraires? Servet tout le premier. La pensée de cet ardent génie est forte, mais subtile et comme embarrassée dans sa profondeur. Sans cesse il ramène en ses divers écrits un certain nombre d'idées dominantes ou son esprit s'attache avec une sorte d'obstination passionnée et une énergie de conviction qu'on sent indomptable; mais il affirme plus souvent qu'il ne démontre, il répète ses idées plutôt qu'il ne les développe, il abonde et s'exalte dans sa propre pensée plutôt qu'il ne l'éclaircit aux autres.

Ce qui lui manque essentiellement, c'est cette haute faculté qui brille en toute plénitude chez son redoutable adversaire; je parle de cette puissance de déduction dont l’Institution chrétienne reste l'incomparable modèle, de cet art merveilleux d'ordonner les idées, d'en lier tour à tour et d'en délier le faisceau, de répandre sur chacune d'elles, en l'enchaînant à toutes les autres, la force et la lumière. Trop semblable par cet endroit à la plupart de ses aventureux contemporains, aux Vanini, aux Bruno, aux Campanella, Servet manque d'ordre, partant de vraie clarté et de vraie puissance. Il a l'enthousiasme et la hardiesse, il n'a pas l'autorité.

Ajoutez à cette confusion des idées un style sans grace et sans art. La latinité de Servet est incorrecte et, presque barbare; sa phrase négligée se développe à l'aventure, se complique, s'embarrasse en ses noeuds et ses replis. Il se répète, tourne sur soi et semble quelquefois perdu dans le dédale de sa pensée laborieuse et subtile. Et cependant ce style inculte atteint à l'énergie; cet esprit confus éclate en traits lumineux; cet aride écrivain échauffe son imagination au feu d'une méditation obstinée et communique à son lecteur quelque chose de l'ardeur sombre qui le consume. Sous ce langage sans pureté, à travers ces redites et ces divagations, dans les détours infinis de cette composition pénible, on sent vivre et palpiter une ame élevée, on sent fermenter une pensée libre, forte, pénétrante, et on s'intéresse involontairement à ce mélange extraordinaire d'exaltation et de subtilité, de candeur et d'orgueil, de bonne foi naïve et d'inflexible opiniâtreté.

Une dernière cause déjà indiquée de l'injuste oubli où est restée la doctrine de Servet, c'est la grande rareté de ses livres. Notre Bibliothèque royale possède heureusement l'un des deux exemplaires de la Restitution du christianisme qui ont seuls, dit-on, échappé au naufrage c'est, chose curieuse, celui même dont Colladon se servit pour préparer avec Calvin le procès de Michel Servet. Il porte encore sur ses marges les signes accusateurs qu'y traçait le pénétrant et inflexible théologien. Dérobé au bûcher par une main inconnue, on distingue sur ses feuillets noircis la marque du feu. C'est dans ces pages, pleines de tragiques souvenirs, à travers ces lignes, tantôt à demi effacées par la rouille du temps, tantôt interrompues et pulvérisées par la flamme, que nous avons cherché à ressaisir la pensée ensevelie de la victime.


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(1) Procès de Michel Servetus, dans le manuscrit de Genève; interrogatoire du 23 août.
(2) Voici le titre exact de l'ouvrage: De Trinitatis erroribus, libre septem. Per Michaëlem Serveto, aliàs Reves, ab Arragonia Hispanium. Anno MDXXXII in-8°, 119 feuillets, sans nom de ville ni d'imprimeur.
(3) Dialogorum de Trinitate libri duo. De justitia regni Christi capitula quatuor. Per Michaëlem Serveto, aliàs Reves, ab Arragonia Hispanium. MDXXXIII, in-8°, six feuilles.
(4) Voyez le Christianismi Restitutio, p. 259.
(5) On attribue généralement à Harvey la découverte de la circulation du sang, et, en effet, c'est Harvey qui, le premier, l’a démontrée par des expériences précises et s'en est formé une idée complète; mais, plus de soixante ans avant Harvey, on peut dire que Servet lui avait frayé la route en décrivant exactement la circulation pulmonaire, et marquant avec une sagacité étonnante le rôle de l'air et de la respiration dans la transformation du sang veineux en sang artériel. Le passage mémorable qui renferme les idées de Michel Servet sur la circulation du sang se trouve dans le Christianisrni Restitutio, lib. V, p. 170. Un endroit moins connu et tout aussi important, c'est celui où Servet parle des valvules du coeur et de leur usage dans le mouvement de systole et de diastole qui commence avec la vie. Je cite ce passage qui peut-être n'a jamais été remarqué: Quomodo esset anima in corde, si cor nec diastolem habet, nec systolem? Nec cor, nec pulmo ibi moventur (dans la matrice). Valvule cordis, seu membranoe illoe ad orificia vasorum, non aperiuntur donec nascitur homo. (Christ. Rest., p. 259.)
(6) Syruporum universa ratio, ad Galeni censuram diligenter exposita : cui post intégram de concoctione disceptationem, praescripta est vera purgandi methodus cum expositione aphorismi : concocta medicari, in-8°, 1537. - Réimprimé à Venise en 1545, et à Lyon en 1546.
(7) Claudii Ptolemei Alexandrini geographicoe enarrationis libri octo. Ex Bilibaldi Pirckheymeri translatione, sed ad gracae et prisca exemplaria a M. Villanovano jamprimum recogniti. Lugduni, 1535.
(8) Biblia Sacra, ex Sanctis Pagnini translatione, sed et ad Hebraïcae linguae amussim ha recognita, etc.


II. – Situation générale du christianisme et de la philosophie au temps de Michel Servet.

Si l'on veut comprendre la doctrine de Michel Servet, ce qu'elle a de compliqué, de bizarre et d'original; si l'on veut expliquer son incontestable influence et les violens efforts de ses adversaires pour l'étouffer au berceau, il faut observer l'état des esprits et des ames au siècle où elle prit naissance. On reconnaîtra que la Restitution du christianisme ne fut point le fruit stérile d'une rêverie solitaire, mais un des résultats inévitables de l'agitation intellectuelle du XVIe siècle, une des phases que la pensée moderne devait nécessairement traverser.

Deux mouvemens d'idées ont signalé le siècle orageux où vécut Michel Servet : premièrement, la renaissance des systèmes philosophiques de l'antiquité, entre lesquels on sait que le platonisme eut surtout le privilège de séduire les esprits ardens; puis la réforme de Luther et de Calvin, laquelle, touchant aux croyances, agitait profondément toutes les ames. La doctrine philosophique et religieuse de Michel Servet s'explique tout entière par le concours de ces deux grands mouvemens.

La réforme a été, sans doute, un coup de hardiesse, et ce serait un étrange paradoxe que de taxer Luther de timidité; mais, si le moine de Wittenberg fit voir une singulière audace dans le caractère, il en eut beaucoup moins dans l'esprit, et ce même contraste se retrouve dans tous les réformateurs. Si vous ne regardez qu'aux faits matériels, aux côtés visibles de la religion chrétienne, Luther, Zwingle, Calvin, sont de rudes révolutionnaires; mais regardez aux idées, à l'économie intérieure des dogmes religieux, ces mêmes hommes vous paraîtront les plus scrupuleux observateurs de l'antique foi. La messe transformée en cène, le culte des saints détruit, les images proscrites, cinq sacremens supprimés, les indulgences foulées aux pieds, le purgatoire aboli, voilà, ce semble, de graves changemens. Ils sont graves, sans doute; mais, s'ils modifient la forme du christianisme, ils ne touchent que très peu au fond.

Le christianisme, en effet, repose sur un certain nombre de dogmes liés entre eux par une logique secrète, et qui, dans leur simple et puissante économie, forment un indivisible faisceau. On peut les réduire à quatre : le dogme de la Trinité, le dogme de la création, le dogme de l'incarnation, le dogme de la rédemption. Toute la métaphysique du christianisme est contenue dans les trois premiers dogmes, et la réforme n'y a pas touché. Son effort a porté sur le quatrième, le dogme de la rédemption, qui fait la base de la morale chrétienne. Or, il faut remarquer que le but des réformateurs, ce n'était point de fonder une morale nouvelle, mais de rendre à sa pureté la morale de Jésus-Christ, de ranimer cette morale sainte, étouffée sous le paganisme des symboles et sous l'observation judaïque des rites extérieurs. En voulant purifier le dogme de la rédemption, Luther et Calvin l'auraient-ils altéré dans son essence? Non, ce serait trop dire; ils l'ont seulement développé d'une façon exclusive : force d'abonder dans le sens de la grace, dans le sens de saint Paul et de saint Augustin, sans y joindre les contre-poids nécessaires, ils ont perdu l'équilibre, et incliné de toute l'audace de leur caractère, de toute l'ardeur de leur ame, de toute la vigueur de leur logique, vers une doctrine extrême, terrible, celle de la grace gratuite et du néant des oeuvres.

Tant il est vrai que c'est à leur insu et contre leur intention vraie que les réformateurs ont déchaîné dans le monde l'esprit philosophique et rationaliste ! Certes, s'il est un dogme accablant pour la raison, c'est celui de la rédemption du péché originel par le Christ. La Trinité, la création, l'incarnation, élèvent la pensée dans une région si haute, que les difficultés semblent s'y effacer sous l'ombre du mystère; mais ici, c'est de l'homme qu'il s'agit, c'est de vous, c'est de moi, de ma nature, de ma liberté, de mon salut, de ma destinée morale. Quoi! avant d'avoir agi librement, je suis coupable! Coupable? et pourquoi? Parce qu'un autre a failli. J'existe à peine, et je ne connais encore ni le mal, ni Dieu, ni le nom d'Adam, ni moi-même, et cependant, pour un crime que je ne puis comprendre, ouvrage d'un homme que je ne connais pas, je suis digne de la colère d'un Dieu que j'ignore! Quoi! ce faible enfant au pur regard, à l'ignorance naïve, qui sourit innocemment à sa mère et à la vie, c'est un criminel souillé d'une faute inexpiable, d'une tache qu'aucun mérite humain ne saurait effacer! Et il faut que le fils même de Dieu descende sur terre, il faut qu'il souffre et qu'il meure, il faut que son sang coule sur la croix, il faut que le miracle de sa passion se renouvelle chaque jour sur l'autel, pour que le prix infini de son sacrifice s'égale à l'infinie perversité des pécheurs! Combien peu, hélas! profiteront du bénéfice divin de cette rédemption! La presque totalité du genre humain est condamnée de toute éternité à expier sans fin et sans relâche, dans des tortures ineffables, le crime d'un seul homme, cause première et cause infailliblement prévue de tous les crimes. Est-il, je le demande, un dogme plus révoltant pour la conscience morale? Jamais, non, jamais la raison humaine n'a été mise à une plus rude épreuve. Eh bien! loin de protester contre ce formidable mystère de la rédemption, Luther et Calvin s'y sont attachés, l'un avec l'emportement d'une ame passionnée, l'autre avec la rigueur d'une logique inflexible, et, de proche en proche, ils en sont venus à établir, touchant la prédestination, la grace, le libre arbitre, une série de conséquences doctrinales et d'applications pratiques qui les ont séparés de l'église. Est-ce à dire qu'ils aient changé le fond même de la religion? Nullement; lisez l’Institution chrétienne, cette Summa Theologiœ du protestantisme. Sur la Trinité, la création, l'incarnation, Calvin parle comme un père de l'église. Pour l'exactitude et la précision théologiques, on croit avoir affaire à saint Thomas; pour la droiture et la justesse constantes, pour la gravité et la hauteur de la pensée, comme aussi pour la majesté du style, on croit lire Bossuet.

La réforme a donc peu innové, mais elle a innové, et le germe d'une révolution, nouvelle était là. A quelle condition, en effet, pouvait-elle user du droit d'innover? A une seule : c'était de déclarer que le christianisme primitif avait été corrompu, qu'il y avait contradiction, ne fût-ce que sur un point, entre le christianisme de l'église romaine et le christianisme vrai, par conséquent que le christianisme vrai était à retrouver. Voilà l'idée-mère de la réforme, et il était impossible de s'y tenir. Si en effet l'église a laissé corrompre le dogme de la rédemption, qui m'assure qu'elle a conservé dans leur pureté le dogme de l'incarnation, le dogme de la création, le dogme de la Trinité? Si le christianisme est à refaire sur un point, pourquoi ne pas le refaire sur tous? pourquoi ne pas le reconstruire depuis les fondemens jusqu'au sommet? Évidemment cette pensée ne pouvait pas ne pas germer au sein de la réforme, et cela en dépit des réformateurs eux-mêmes, par la vertu de cette logique souveraine qui tire d'un principe ses conséquences et suscite à chaque idée les interprètes qui lui conviennent. Michel Servet fut l'esprit hardi en qui la pensée fondamentale de la réforme fit éclore cette conception nouvelle. Le premier, il proclama avec éclat, avec bonne foi, avec opiniâtreté, que le christianisme tout entier était à restituer; le premier, il entreprit en grand cette restitution. La refonte du christianisme, non sur un point particulier comme la grace et le libre arbitre, mais sur l'ensemble des mystères, et particulièrement sur la Trinité, clé de voûte de tous les mystères, tel est le but où il aspire ouvertement. Par cette entreprise audacieuse, Servet se sépare du protestantisme et se rapproche du socinianisme; il fraie la route de l'un à l'autre, et sa place dans l'histoire est marquée entre Luther et Socin.

Voici par où il se distingue à la fois de tous les deux. Luther et la réforme n'ont touché au dogme que sur un point, la justification; ils ont modifié la morale du christianisme sans porter la main sur sa métaphysique. Les Socin et leurs disciples ont touché à tous les dogmes, mais plutôt pour les supprimer que pour les comprendre, pour dégager le christianisme de toute métaphysique plutôt que pour interpréter la métaphysique du christianisme. Servet, au contraire, est avant tout un théologien philosophe. Il a un système de métaphysique, et, du haut de ce système, il prétend non pas modifier, non pas supprimer, mais expliquer, réorganiser, retrouver tous les dogmes et tous les mystères.

Au surplus, le système philosophique de Michel Servet ne lui appartient pas en propre; il est le reflet des idées alors dominantes. Or, quel est le caractère de ces idées? Disons-le d'un seul mot : la philosophie du XVIe siècle, c'est le panthéisme.

En fait de hautes spéculations intellectuelles, on sait que le XVIe siècle n’a rien créé d’original. Sa philosophie, toute d'emprunt, est essentiellement une philosophie d'opposition; elle se propose pour but moins la découverte du vrai en soi que la ruine de la scholastique. Au lieu de puiser la science dans les profondeurs de la réflexion, elle la demande aux écoles antiques: elle ressuscite les systèmes de la Grèce, elle évoque avec une prédilection ardente le génie de Platon; mais le Platon du XVIe siècle, ce n'est pas l'auteur à la fois sensé et sublime du Phédon et du Banquet, le père de cet idéalisme admirable qui, dans ses plus hardis élans, reste fidèle à la sobriété socratique, et sait, comme les divins artistes de la Grèce, allier la mesure à la grandeur. Un tel Platon convenait peu aux esprits du XVIe siècle, et il eût mal servi leurs desseins. Le Platon de Nicolas de Cuss et de Marsile Ricin, de Patrizzi et de Giordano Bruno, c'est un Platon altéré, corrompu, le Platon panthéiste d'Alexandrie.

A côté de ce grand courant d'idées panthéistes qui traverse le XVIe siècle, j'en signalerai trois autres, qui viennent au surplus de la même origine et coulent pour ainsi dire dans le même lit : je veux parler de la philosophie kabbalistique, de la philosophie hermétique et d'une troisième doctrine, équivoque et confuse, qu'on attribuait alors à Zoroastre. Chose curieuse, cette même idée qui a séduit tant d'imaginations à l'époque alexandrine, cette idée d'une philosophie profonde et mystérieuse, cachée sous les symboles de tous les cultes et les formules de tous les systèmes, commune à l'Égypte et à la Perse, à Hermès et à Zoroastre, cette idée renaît au XVIe siècle et exalte nombre de têtes. Des livres évidemment apocryphes ou du moins d'origine fort suspecte, le fameux Poemander (1), les Oracles des Mages, le Manuel de Zoroastre, circulent, se répandent, lus avec avidité, commentés avec une naïveté et un enthousiasme prodigieux, et, sous la protection de la crédulité générale, les idées panthéistes dont ces livres sont remplis s'infiltrent dans tous les esprits et rongent les racines du christianisme. En même temps la kabbale refleurit avec Pic de la Mirandole et Reuchlin, et, comme au temps d'Akiba, elle mêle à l'interprétation de la Bible des spéculations mystiques et panthéistes qui concourent à l'oeuvre de renversement et de dissolution. Il est si vrai que le panthéisme est dans le génie de cette époque, qu'on le voit sortir même d'une école où on s'attendrait à rencontrer un esprit tout contraire, l'école péripatéticienne. Des deux branches qui la divisent, la plus féconde et la plus originale est panthéiste; c'est celle qui a produit Cesalpini.

Telles sont les sources où s'abreuva Michel Servet. Aussi est-il profondément pénétré, je dirais volontiers enivré de panthéisme. Parménide, Plotin, Proclus, voilà ses autorités favorites. Les livres d'Hermès sont cités dans ses ouvrages à côté des saintes Écritures. Il invoque Zoroastre avec Moïse, Philon avec saint Paul. Numénius avec Origène, Porphyre avec saint Clément. Ce mélange d'autorités sacrées et d'autorités profanes le distingue profondément des autres panthéistes du XVIe siècle, tels que Bruno et Cesalpini, et lui donne un caractère qui lui est propre. Il est à la fois panthéiste et chrétien sincère. Il applique la métaphysique néo-platonicienne, non point à miner sourdement ou à battre résolûment en brèche les dogmes révélés, mais à les transformer en les interprétant. Il veut sincèrement régénérer le christianisme par le panthéisme; c'est ce qu'il appelle le restituer.

Assurément, cette tentative, tout impraticable au fond qu'elle peut paraître, ne manque ni d'une certaine grandeur, ni d'une certaine originalité. Néanmoins, si elle assigne à Servet un rôle à part au milieu de ses contemporains, ce serait mal la comprendre que de s'imaginer qu'elle ait été conçue pour la première fois par un homme du XVIe siècle. Dès les premiers temps du christianisme, nous la voyons paraître avec éclat et susciter de puissantes hérésies. Frappée par l'église, elle se renouvelle sans cesse, et poursuit sa route, même à travers la nuit intellectuelle du moyen-âge. Sabellius, Praxée, Eutychès dans le monde ancien, Scott Érigène, Amaury de Chartres et David de Dinant dans les âges modernes, forment à Michel Servet une suite non interrompue de précurseurs. Lui-même n'est qu'un anneau de cette chaîne d'interprètes panthéistes du christianisme, qui se renoue à Spinoza et se prolonge jusqu'à Schelling et Hegel, jusqu'à Schleiermacher et Strauss. Rendons-nous compte de cet effort persistant pour introduire le panthéisme au sein du christianisme, tentative toujours vaincue et toujours renaissante à laquelle le nom de Michel Servet doit rester désormais attaché.


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(1) Voyez sur le Poemander d'Hermès Trismégiste la Symbolique de Kreuzer, traduite, et refondue par M. Guigniaut dans son livre des Religions de l'antiquité, livre III, notes 6 et 11.


III. - Les hérésiarques panthéistes avant Michel Servet, - Sabellius, Eutychés, Scott Érigène, Amaury de Chartres.

L'idée fondamentale du christianisme, c'est l'idée de l'homme-Dieu. La nature divine et la nature humaine unies dans le Christ; Dieu descendant, par un miracle de l'amour, des hauteurs infinies de l'existence absolue pour devenir homme; l'homme désormais capable de sortir de l'abîme de corruption où sa faiblesse le retient plongé pour s'élever, sur les traces de Dieu même, jusqu'à la perfection et à la félicité éternelles, tel est bien le germe de cette doctrine sublime qui, sur la route de Damas, illumina l'esprit de saint Paul, et qui, peu d'années après, remuait et subjuguait le monde.

Un Dieu mort pour les hommes, un Dieu crucifié, quoi de plus propre à séduire, à exalter l'imagination, à toucher et attendrir le coeur? Mais l'homme n'est pas tout entier dans le coeur et l'imagination. Il veut comprendre, et, même quand il s'incline devant un mystère, sa raison demande à le définir. Le Christ est Dieu et homme tout ensemble; fils de l'homme, il a souffert, il a péri sur la croix; fils de Dieu, il a vaincu la mort pour retourner à son père. Or, comment est-il à la fois fils de l'homme et fils de Dieu? Est-il fils de Dieu à la manière des créatures? Non; il est fils unique de Dieu, il est Dieu lui-même. Mais quoi! Le fils n'est-il point distinct du père? ne lui est-il pas inférieur? Comment en est-il engendré? dans le temps ou dans l'éternité? D'un autre côté, le Christ est aussi fils de l'homme; or, son corps seul est-il humain ou a-t-il aussi une ame comme la nôtre? La nature divine s'unit-elle à la nature humaine tout entière ou seulement à une partie? Ces deux natures restent-elles distinctes dans leur union? Y a-t-il aussi deux personnes dans le Christ ou une seule? S'il y a deux personnes, où est l'union des natures? S'il y a deux natures, comment n'y aurait-il pas deux personnes?

Ces questions feront peut-être sourire les esprits positifs de notre temps; elles paraîtront subtiles et surannées; mais il est incontestable qu'elles devaient nécessairement se poser dans toute intelligence élevée, pour peu qu'elle fût avide, en confessant l'homme-Dieu, de se rendre compte de sa foi. Je dirai plus : ce n'est qu'à la condition que ces questions fussent posées, méditées, débattues, que le christianisme pouvait se développer, produire dans le dogme toutes ses conséquences et dans la pratique porter tous ses fruits.

Or, où trouver la solution de ces problèmes? Dans les Évangiles? Elle n'y est pas. Je prie qu'on m'entende bien. Si on veut dire qu'elle y est en germe, je le crois fermement; mais y est-elle d'une manière explicite? Non. On respire, pour ainsi parler, dans tout l'Évangile la croyance à la divinité de Jésus-Christ; mais les distinctions nécessaires, mais les définitions précises, il n'y a rien de tout cela, et tout cela est profondément contraire à la simplicité naïve de ces antiques monumens. La solution des difficultés est-elle dans les apôtres, dans les épîtres de saint Jean ou de saint Paul? est-elle dans les premiers pères, dans saint Clément de Rome, saint Hermas ou saint Irénée? Ici, vous trouverez sans doute des indications plus précises. La philosophie chrétienne se développe et s'organise; les questions se posent, se divisent, se résolvent partiellement; toutefois, si les doctrines sont plus explicites, en retour elles sont moins concordantes. Je répète que je ne dis rien ici de hasardé, rien qui ne puisse être également reconnu par les opinions les plus contraires: je me borne à affirmer que, dans les premiers siècles de l'église, ni les problèmes qui naturellement s'élèvent, dans tout esprit qui pense, touchant la divinité de Jésus-Christ, n'étaient posés dans toutes leurs difficultés, dans leurs mille profondeurs et leurs mille replis, ni les solutions n'étaient formulées avec cette double condition d'être à la fois explicites et concordantes. J'en atteste l'indécision évidente de saint Hermas et de saint Irénée, les erreurs d'Origène, l'inexactitude de saint Justin et de Tertullien, loyalement reconnue de Bossuet lui-même; j'en atteste les incroyables efforts que les plus savans théologiens, le père Petau par exemple, ont dû faire pour ramener à l'orthodoxie les passages rebelles des pères antérieurs au concile de Nicée, et l'entreprise vraiment désespérée du dernier de ces théologiens, Moehler, obligé de convenir que les anciens pères s'exprimaient mal et donnaient à l'appui de leur foi des preuves qui tendaient à la fausser; j'en atteste aussi ces innombrables hérésies qui, dans les premiers siècles, s'élevaient de tous les points de l'horizon,rencontraient, à peine nées, d'ardentes sympathies, même parmi les plus savans et les plus vertueux personnages, ces conciles qui lançaient l'anathème à d'autres conciles, l'un où plus de cent évêques absolvent Arius, l'autre où se réunissent trois cents évêques pour condamner dans Athanase la foi de Nicée; j'en atteste, en un mot, pour parler avec saint Jérôme, le monde entier devenu arien.

Devant cette masse de faits, si l'on veut soutenir encore que toutes les questions étaient résolues dans l'Évangile et dans les premiers pères, il faut convenir du moins que la conscience du monde chrétien flottait incertaine et mal assurée. Or, dans cette indécision générale, une chose était inévitable: c'est que, la raison venant à s'appliquer à l'interprétation des dogmes encore mal définis de la religion naissante, ce travail d'exégèse et d'organisation ne subît d'une manière sensible l'influence des idées philosophiques. Et quelles étaient alors les idées dominantes? C'étaient les idées panthéistes. Comptez en effet les écoles philosophiques qui ont fleuri pendant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne. L'école d'Alexandrie est le centre où tout aboutit. Avant elle et comme pour la préparer, l'école juive de Philon, l'école néo-pythagoricienne de Moderatus, les écoles néo-platoniciennes d'Apulée, de Plutarque, de Numénius. A côté la kabbale, la gnose; enfin, pour ne rien oublier, le stoïcisme vieillissant, mais agissant encore. Eh bien ! toutes ces écoles, à travers mille différences, ont ce point commun d'enseigner le panthéisme. Évidemment, il était impossible que le concours de ces deux circonstances, le christianisme indécis et le panthéisme florissant, ne suscitât pas un certain nombre de tentatives pour interpréter et fixer le christianisme par le panthéisme. C'est aussi ce qu'entreprirent une foule d'esprits, mais deux surtout, avec plus de scandale et de succès que les autres, Sabellius et Eutychès.

Avant Sabellius, bien d'autres s'étaient refusés à reconnaître en Jésus-Christ Dieu le fils, distinct de Dieu le père. Praxée, Noët, avaient positivement nié la distinction des trois personnes de la Trinité, ne voyant dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, que trois aspects relatifs, trois noms différens d'un seul et même être indivisible.

Ce qui donna à l'opinion de Sabellius un si grand éclat, ce qui en fit une des plus formidables hérésies, c'est que ce hardi génie aperçut et accepta toutes les conséquences de sa négation et les rattacha à une idée supérieure. Né, comme Praxée et Noët, dans l'Orient, où il avait respiré le panthéisme dès le berceau, il s'attacha, selon le témoignage de saint Athanase, à la philosophie stoïcienne, si forte et si pure dans sa morale, si dangereusement égarée dans sa physiologie panthéiste. Chrétien sincère, Sabellius ne pouvait nier que le Jésus de l'évangile ne fût Dieu. Aussi ne commença-t-il point par là, et tout au contraire il exagéra cette croyance à la divinité du Christ en s'y attachant avec une sorte d'emportement. Pour lui, le Christ, ce n'est pas la seconde personne de la Trinité unie à la nature humaine. Le Christ, c'est Dieu même, Dieu tout entier, se manifestant une seconde fois par l'incarnation d'une manière miraculeuse, après s'être une première fois manifesté par la création. C'est ce qui fait dire au théologien panthéiste Schleiermacher que Sabellius était plus chrétien que l'église. Et en effet, pour un panthéiste, cette distinction de deux natures en Jésus-Christ et de trois personnes en Dieu est une chose inconcevable. Le Dieu du panthéisme est absolument indivisible. La raison a beau vouloir le décomposer; lui, l'éternel, l'absolu, reste enfermé dans la simplicité inaltérable de son être. Dieu est père, suivant Sabellius, quand il crée; Dieu est fils, quand il naît d'une vierge pour apprendre aux hommes la vérité et la sainteté. Mort sur la croix, son ame reste dans l'église, et voilà le Saint-Esprit. Telle est la seule Trinité que veuille reconnaître Sabellius.

Au surplus, le pénétrant hérésiarque ne s'était fait aucune illusion sur les conséquences d'une telle doctrine. Si Dieu, pris en soi, est absolument indivisible, il ne vit qu'en produisant. La création est donc éternelle et nécessaire, ou plutôt il n'y a pas de création; il n'y a qu'un développement éternel de l'être, et, pour ainsi dire, une incarnation permanente et nécessaire de l'infini dans le fini, de Dieu dans la nature. Alors, sans doute, rien de plus simple que le mystère de l'incarnation : Dieu s'est incarné en produisant la nature; il s'incarne encore en se communiquant par Jésus d'une manière plus intime à l'humanité; mais, s'il en est ainsi, si tout être est une incarnation de Dieu, le Christ ne peut être qu'une incarnation supérieure. Il est Dieu, mais non pas évidemment Dieu en soi, Dieu indivisible; il est Dieu manifesté d'une manière éminente. Et de la sorte, sous prétexte de reconnaître dans le Christ non-seulement Dieu le fils, mais Dieu tout entier, Sabellius aboutissait à ne voir en lui qu'un homme supérieur et à nier sa divinité. Par cela même, il niait au fond l'incarnation et devait nier aussi la rédemption. Nous savons, en effet, qu'il allait jusque-là, et qu'ainsi, tout en maintenant en apparence les dogmes fondamentaux du christianisme, il en détruisait l'économie, y portait un esprit nouveau, et faisait dépendre toute la religion d'un principe panthéiste profondément contraire à l'esprit évangélique.

Aussi le monde chrétien s'émut, et, même après la décision des conciles, l'ébranlement se prolongea. On peut dire que l'arianisme, celle de toutes les hérésies qui a le plus menacé les destinées de l'église, ne fut qu'une réaction excessive contre la doctrine de Sabellius. Celui-ci ne voulait pas distinguer Dieu le père et Dieu le fils. Arius, pour les mieux distinguer, les sépara radicalement. Plus de Verbe incarné, coéternel et consubstantiel à Dieu; ce qu'Arius appelle Verbe incarné, ce n'est plus qu'un dieu inférieur, un dieu dépendant, un démiurge, un ange, et voilà Arius aboutissant, lui aussi, par un chemin différent à la négation de la divinité du Christ, dernière conséquence du sabellianisme.

Les hérésies contraires d'Eutychès et de Nestorius, qui ont tant agité l'église primitive, nous présentent un spectacle analogue sur des proportions moins étendues. Nestorius, méditant le mystère de l'homme-Dieu, n'avait pu admettre que la Divinité elle-même eût traversé les vicissitudes de la naissance et de la mort, qu'elle eût enduré les angoisses du jardin des Oliviers et les douleurs du Calvaire. Deux abîmes s'ouvraient à ses côtés : d'une part, un Dieu tout humain, comme ceux du paganisme, le Christ substitué à Jupiter; de l'autre, un Dieu indivisible, pur sans doute de toute imperfection dans son essence absolue, mais qui, par une loi nécessaire, se développe et s'incarne sans cesse dans la nature et dans l'humanité, le dieu de Sabellius. Pour éviter ce double écueil, il admit qu'il y a dans le Christ, non-seulement deux natures, mais deux personnes. C'est la personne humaine en Jésus-Christ qui a souffert sur la croix; la personne divine, retirée en soi, restait inaccessible à toute atteinte, à toute passion.

La conséquence d'une telle doctrine, c'est que Dieu ne s'est vraiment pas incarné, c'est qu'il n'est pas vraiment mort sur le Calvaire, c'est que le Christ n'est vraiment pas Dieu, mais un homme supérieur, plus étroitement uni à Dieu, plus favorisé de ses graces et de ses lumières que le reste des hommes. Voilà où la peur du panthéisme sabellien jeta Nestorius. Non moins sincère, non moins ardent que le respectable évêque de Constantinople, le pieux moine Eutychès revint à l'extrémité opposée, celle de Sabellius. Il soutint que la nature humaine dans le Christ, loin d'être séparée de la nature divine, y était au contraire absorbée. Dieu, suivant Eutychès, en revêtant la nature humaine, l'a comme engloutie; c'est l'Océan poussant au loin ses vagues immenses et emportant une goutte d'eau égarée sur le sable du rivage. Le Christ ici n'est plus un homme, c'est Dieu même. Et alors il faut de deux choses l'une : ou dire avec les gnostiques que le Christ n'a eu qu'une existence fantastique, que les Juifs n'ont crucifié qu'une ombre, ou, si l'on rejette ce ridicule système, il faut en revenir à Sabellius et soutenir que Dieu est devenu homme, comme sans cesse il devient toutes choses, et que son incarnation en Jésus n'est qu'un moment merveilleux ou un touchant symbole de l'incarnation éternelle et universelle.

Ainsi la doctrine d'Eutychès, comme celle de Nestorius, et, comme toutes deux, les hérésies contraires de Sabellius et d'Arius aboutissaient à la même conséquence, déduite avec plus ou moins de rigueur, acceptée avec plus ou moins de franchise, mais inévitable. Il semble qu'une force invincible les contraignît à tourner dans le même cercle fatal; parties de points différens de la circonférence et s'élançant dans des directions opposées, elles ne laissaient pas de se rencontrer. La divinité du Christ niée, l'idée de l'homme-Dieu supprimée ou au moins obscurcie, tel est le commun abîme où elles allaient se précipiter. Cependant, au milieu de ce choc d'opinions contradictoires, quel était le rôle de l'église? On ne saurait trop admirer ici la profondeur de sa politique, ou, pour mieux parler, sa haute sagesse. Je ne crains pas de dire qu'il appartient aux philosophes rationalistes plus qu'à personne de rendre à la conduite de l'église primitive un sincère et éclatant hommage. L'église, à Nicée, à Éphèse, c'est la raison même, conservant pour le bien de l'humanité et pour l'avenir de la civilisation la grande idée de l'homme-Dieu. Voyez, en effet, comment la raison agit sur le monde! Elle condamne tous les excès, brise les faux systèmes l'un contre l'autre, oppose à la logique étroite de quelques-uns la conscience de tous, réconcilie sans cesse ce que l'analyse divise, maintient enfin les élémens divers de la vérité en dépit de leurs contradictions apparentes. Ainsi fit l'église; elle comprit que le dogme de l'homme-Dieu était l'ame du christianisme, la condition de son influence et de sa vie, qu'il fallait défendre ce dogme avec une invincible opiniâtreté contre toutes les négations, tempérer, sans la désespérer entièrement, la curiosité de la raison touchant un dogme impénétrable, étendre sur les endroits délicats l'ombre protectrice du mystère, moins aspirer à une dialectique rigoureuse, étroite dans sa rigueur, qu'à un grand bon sens, et s'efforcer d'unir les coeurs plus encore que de satisfaire les intelligences.

Contre Sabellius, elle maintint la distinction des personnes dans l'unité de la substance; contre Arius, la doctrine du Verbe, coéternel et consubstantiel à Dieu, incarné dans l'humanité; contre Nestorius, l'union des deux natures dans l'unité d'une seule personne, d'un seul Christ; contre Eutychès enfin, l'humanité réelle de Jésus-Christ, Dieu sans doute, mais Dieu uni à l'homme, en un mot homme-Dieu. Une loi suprême domine toutes ces décisions de l'église, loi admirable qui semble s'obscurcir dans la confusion des controverses théologiques et dans l'emportement des partis, loi dont ceux mêmes qui l'ont appliquée ne se rendaient peut-être pas bien compte, mais que l'historien impartial voit apparaître à distance dans sa majestueuse unité; et cette loi, je le répète, c'est de soutenir contre tous les efforts de la curiosité humaine, contre toutes les subtilités de la dispute, contre toutes les déductions d'une logique étroite, contre les ambitions et les passions des individus, le dogme sauveur de la divinité de Jésus-Christ, principe, force, esprit de vie de la religion chrétienne.

Rien n'est plus beau que cet ouvrage de la sagesse des conciles; mais, tout en l'admirant, il faut reconnaître que l'église n'ôtait pas les difficultés inhérentes au dogme : elle affirmait, elle n'expliquait pas; elle écartait les négations sans en tarir la source. Aussi voyons-nous refleurir sans cesse les racines coupées du sabellianisme. Même à une époque de docilité extrême et de foi naïve, nous rencontrons des hommes tels que Amaury de Chartres, David de Dinant, lesquels osent soutenir, comme Sabellius, que les trois personnes de la Trinité ne sont que les noms divers d'un Dieu indivisible; que si Dieu est en Jésus-Christ, il est en toutes choses, dans l'ame d'Ovide comme dans celle de saint Paul. Quelle était l'origine de ces doctrines si étonnantes par leur hardiesse? Elle était dans ce courant d'idées panthéistes qui circule partout au moyen-âge, et qui, sous le nom suspect de Scott Érigène (1) ou sous le nom respecté de saint Denys l'aréopagite, mine sourdement l'orthodoxie.

Ainsi partout et toujours, dans les premiers siècles de l'église comme au moyen-âge, de Praxée à Sabellius et de Sabellius à Eutchès, de Denys l'aréopagite à Scott Érigène et de Scott Érigène à Amaury de Chartres, nous retrouvons sous des formes différentes le même effort vivace et persistant pour ramener le christianisme au panthéisme. Quel siècle était mieux préparé au retour d'une tentative semblable que celui de Michel Servet? D'une part, cette idée jetée dans le monde par la réforme et qui faisait fermenter toutes les imaginations, que le christianisme avait été corrompu et qu'il fallait laisser là scholastique, théologie et conciles, pour retremper la religion aux pures sources de l'Évangile; de l'autre, la renaissance de la philosophie néoplatonicienne et la fièvre du panthéisme partout répandue. Chose curieuse et vraiment unique, l'esprit humain, après douze siècles écoulés, retrouvait au temps de la réforme la même situation qu'avant le concile de Nicée. Mêmes causes, mêmes effets. Au sein d'un christianisme encore indécis, le souffle du panthéisme de l'Orient avait déchaîné l'audacieux génie de Sabellius. Au sein d'une réforme qui, en niant la tradition, remettait en question tous les dogmes chrétiens, cette même flamme du panthéisme renaissant va allumer l'ame ardente de Michel Servet. Tandis que s'élèvent de partout dans les universités de nouveaux platoniciens, il va sortir de l'église déchirée de nouveaux sabelliens. Le trait qui caractérise Servet, c'est d'avoir participé tout ensemble au mouvement philosophique et au mouvement religieux de son siècle, et d'avoir essayé de faire concourir les deux mouvemens. Bruno, Patrizzi, ne sont que des métaphysiciens et n'ont pour le christianisme que de la haine. Calvin et Socin ne sont que des théologiens, et la métaphysique leur est étrangère ou indifférente. Servet est un métaphysicien et un théologien tout ensemble, chrétien sincère comme Calvin, métaphysicien panthéiste comme Bruno, enflammé d'un sérieux désir de reformer le christianisme par le panthéisme.


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(1) Voyez sur Scott Erigène l’excellente monographie de M. Saint-René Taillandier.


IV. – Philosophie panthéiste de Michel Servet.

Le point de départ de la métaphysique de Michel Servet, c'est que Dieu, considéré en soi dans les profondeurs de son essence incréée, est absolument indivisible (1). Rendons-nous compte de ce principe, de son origine et de sa portée. Servet ne se donne pas pour l'avoir inventé : il l'emprunte à la tradition néo-platonicienne, à ses autorités favorites, Numénius et Plotin, Porphyre et Proclus, Hermès Trismégiste et Zoroastre. Et en effet, ce principe de l'absolue indivisibilité de Dieu a été et devait être hautement proclamé par toutes les écoles panthéistes et mystiques de l'antiquité. C'est le génie du mysticisme, de ne voir dans toutes les formes de la vie individuelle que des ombres fugitives et décevantes, dans la vie elle-même, depuis son plus humble degré jusqu'au plus sublime, qu'une stérile agitation, et de concevoir au-dessus de ce courant de phénomènes où l'existence se divise et se perd un principe immobile, simple, pur, exempt de toute action, de toute division, où tout doit s'identifier et s'unir. Le panthéisme paraît d'abord animé d'un génie tout contraire. Son Dieu est un Dieu vivant; il agit, il se développe par la nécessité de son essence; il se mêle à la nature; il est la nature elle-même, en revêt toutes les formes, en monte, en descend et en remplit tous les degrés. Mais, si le Dieu du panthéisme est inséparable de la nature, par là même il n'a pas de vie propre et distincte; il ne se manifeste que dans ses oeuvres et sous la condition de l'espace, du temps et du mouvement. Pris en soi, il n'est plus que l'unité absolue, l'être pur, la substance; absolument indivisible et incompréhensible, il est l'inconnu, l'ineffable, l'infini. C'est l'Abîme des Chaldéens, l'Un de Plotin, l'En-soph des kabbalistes, et de la sorte le mysticisme et le panthéisme, divers à tant d'égards, se rencontrent dans ce principe de l'indivisibilité absolue de Dieu. Servet l'adopte, sauf des réserves de peu d'importance, et s'en sert avec une sagacité et une hardiesse extrêmes contre la doctrine chrétienne de la Trinité.

Rien, en effet, de plus diamétralement contraire à l'esprit du christianisme que le principe de l'absolue indivisibilité de Dieu. Le fond du dogme de la Trinité, c'est de reconnaître en Dieu une diversité nécessaire et une vie distincte. La Trinité chrétienne ne serait-elle que le symbole de cette grande vérité, elle mériterait à jamais les respects de tout vrai philosophe. Elle est d'ailleurs plus qu'un symbole : je veux dire qu'en organisant la doctrine de la Trinité, les fondateurs du christianisme comprirent parfaitement qu'ils élevaient une haute barrière et contre les entraînemens du panthéisme et contre les élans déréglés d'une mysticité excessive. Demandez en effet à saint Athanase le sens de la formule de Nicée : il vous dira qu'il faut reconnaître en Dieu, avant la création et le temps, une vie propre et distincte; vie sublime, type de toute vie, idéal de la personnalité, la vie de l'intelligence et de l'amour. Supprimez l'espace, supprimez le temps, détruisez le monde, il restera Dieu tout entier, rien pas une éternité vide, une substance morte, mais un Dieu actif et fécond, une pensée éternelle, un éternel foyer d'amour et de vie. Voilà un Dieu parfaitement distinct du monde, complet en soi, se suffisant pleinement à lui-même, libre par conséquent de créer ou de ne créer pas, ne créant que par les conseils de sa sagesse et dans l'effusion de sa bonté; voilà un Dieu qui, étant le type de la vie et de la personnalité, ne saurait inspirer le dégoût de l'existence et de l'action individuelles; un Dieu qui nous attire, non pour absorber notre être, mais pour le féconder, en nous découvrant en lui-même le modèle de l'être véritable, dans l'action régulière et sainte, accomplie sous la loi de la raison et l'inspiration de l'amour.

L'auteur de la Restitution du Christianisme n'a pas le secret de cette philosophie profonde. Servet n'est point un sage, ni l'enfant d'un siècle de sagesse. C'est un homme d'opposition au sein d'une époque révolutionnaire. Ce qui le frappe exclusivement dans la Trinité, ce sont les côtés où se heurte la raison, surtout la raison d'un panthéiste. Aussi, faut-il le voir s'acharner contre le concile de Nicée et déclarer la guerre aux plus illustres pères de l'église, au nom de la philosophie aussi bien qu'au nom de l’Évangile.

« Votre Trinité, s'écrie-t-il, votre Trinité est une oeuvre de subtilité et de démence. Vous nous parlez d'un Dieu en trois hypostases, ou, si l'on veut, en trois personnes. Qu'est-ce d'abord qu'un tel langage? L'Évangile ne le connaît pas (2). Les anciens pères, les saint Ignace, les saint Irénée, les Tertullien, sont étrangers à ces distinctions vaines. C'est à l'école des sophistes grecs que vous les avez apprises, vous, Athanase, prince des trithéistes, et vous aussi, Augustin (3). Sans doute les mots de Père, de Fils, d'Esprit-Saint, se rencontrent dans les Écritures, mais pour désigner le même Dieu dans les divers modes de son action sur l'univers. Au lieu de ce Dieu unique, vous nous présentez trois hypostases divines. Sont-ce trois substances ou trois essences? Dans les deux cas, ce sont trois dieux. Vous dîtes que ce sont trois personnes; mais la personnalité ne se peut diviser : elle est une ou elle n'est pas (4). Point de milieu : ou il n'y a en Dieu qu'une substance, une essence, une personne, ou il y a trois dieux. Quoi de plus absurde que ce trithéisme, et quel abîme de contradictions! Dieu le père agit sur Dieu le fils; Dieu le fils, avec ou sans son père, agit sur le Saint-Esprit. Dieu agit donc sur lui-même; mais, s'il agit, il pâtit aussi. S'il agit et pâtit, il change, il se meut (5). Que d'absurdités réunies! Un premier dieu qui engendre, un second dieu qui est engendré et n'engendre pas, un troisième dieu qui n'engendre pas et n'est pas engendré. Ce n'est pas tout. Sur ces trois dieux, il y en a un qui se fait homme, les autres restant dieux; un qui souffre, les autres restant impassibles; un qui meurt, les autres restant vivans (6). Étrange dieu composé de dieux, dieu par addition, dieu brisé, mis en morceaux! Théisme dégénéré, mille fois inférieur à celui du mosaïsme et du Thalmud, inférieur même à la théologie du Koran (7) ! Divinité ridicule, qui nous ramène jusqu'au paganisme, au Cerbère à trois têtes de la vieille mythologie (8) ! »

Ici, comment se défendre d'une douloureuse émotion, quand on songe au compte terrible que Calvin demandera à son adversaire, devant des hommes simples, devant des juges chrétiens, de ces paroles violentes et hardies, trithéisme, paganisme, Cerbère à trois têtes? En les écrivant, Servet écrivait sa sentence et allumait pour ainsi dire, de sa propre main la flamme de son bûcher.

A la place de cette Trinité qui révolte sa raison, que va cependant substituer le hardi réformateur du christianisme? Il conçoit d'abord comme principe premier un Dieu parfaitement un, parfaitement simple, si simple et si un qu'à le prendre en lui-même il n'est ni intelligence, ni esprit, ni amour (9). Toutefois, entre un tel Dieu retiré en soi dans sa simplicité inaltérable et ce flot d'existences mobiles, divisées, changeantes, il faut un lien, un intermédiaire. Cet intermédiaire, ce lien, pour Servet, ce sont les idées.

Les idées sont les types éternels des choses. Ce monde visible, où trop souvent s'arrêtent nos pensées et nos désirs, qui enchante notre imagination de ses riches couleurs, n'est qu'une image affaiblie d'un invisible et plus noble univers. S'il est dans la région des sens une chose entre toutes belle et féconde, c'est la lumière; mais son fugitif éclat, toujours mêlé d'ombres, pâlit et s'éclipse devant les éternelles et pures splendeurs de la lumière incréée. Ces mêmes objets qui apparaissent dans notre monde sous la condition de la limite, du mélange et du mouvement, la pensée du vrai philosophe les contemple au sein du monde idéal, simples, infinis, immobiles, harmonieux.

Les idées ne sont pas seulement les modèles immuables, les essences abstraites des choses; ce sont des principes substantiels et actifs (10); elles président à la fois à la connaissance et à l'existence; en même temps qu'elles ordonnent le monde et règlent la pensée, elles soutiennent et vivifient toutes choses (11).

Ainsi l'invisible univers des idées, distinct de l'univers visible, n'en est point séparé; il le pénètre et le remplit. De même, les idées ne sont point séparées de Dieu, bien qu'elles s'en distinguent. Elles sont le rayonnement éternel de Dieu, comme le monde sensible est le rayonnement éternel des idées. Ce que les idées sont aux choses, Dieu l'est aux idées elles-mêmes. Les choses trouvent leur essence et leur unité dans les idées; les idées trouvent leur essence et leur unité en Dieu. Dieu, indivisible en soi, se divise dans les idées (12); les idées se divisent dans les choses. Dieu, pour parler le langage de Michel Servet, qui fait ici penser à la fois à Plotin et à Spinoza, Dieu est l'unité absolue qui unifie tout, l'essence pure qui essencie tout, essentia essentians (13). L'essence, l'unité, descendent de Dieu aux idées, et des idées à tout le reste. C'est un océan éternel d'existence dont les idées sont les courans, dont les choses sont les flots (14).

En résumé, il y a trois mondes, à la fois distincts et unis : au sommet, Dieu, absolument simple, ineffable; au milieu, l'éternelle et invisible lumière des idées; au bas de cette échelle infinie s'agitent les êtres. Les êtres sont contenus dans les idées, les idées sont contenues en Dieu (15), Dieu est tout, tout est Dieu (16); tout se lie, tout se pénètre, et la loi suprême de l'existence est l'unité universelle (17).

L'unité, l'harmonie, la consubstantialité de tous les êtres, voilà le principe qui a séduit Servet, comme il avait séduit les écoles d'Ionie et d'Élée, entraîné plus d'une fois Platon et enivré Plotin, comme il captiva depuis Sabellius et Eutychès, comme il devait égarer un jour et Bruno, et Spinoza, et Schelling, et tant d'autres grands et nobles génies. Là est l'éternelle tentation du panthéisme, l'aimant invisible par lequel il attire à soi les esprits et les ames. Ne faisons point un crime à Servet de s'être laissé gagner à ces doctrines noblement chimériques, dans un siècle surtout oit la plupart des esprits en subissaient le prestige.

Les deux traits distinctifs de ce temps, l'enthousiasme et l'absence de toute critique, se trouvent réunis dans le curieux livre de la Restitution du Christianisme que Servet consacre au développement des idées panthéistes (18). A l'en croire, la doctrine de l'unité universelle est vieille comme le monde, et fait le fonds commun de toutes les religions et de tous les systèmes philosophiques. Partout proclamée dans les livres de l'Ancien Testament, elle a été connue des prêtres de la Chaldée et de l'Égypte. Zoroastre et Hermès l'ont enseignée à Orphée, par qui elle s'est transmise à la Grèce, à Pythagore, à Parménide, à Platon (19). Tout est un, voilà le mystère des mystères, la clé de tous les symboles, le dernier mot de la sagesse divine et humaine. L'Évangile est venu imprimer à cette doctrine le sceau de la consécration suprême. Qui me voit, dit Jésus, voit mon père.- Mon père et moi, nous ne sommes qu'un, dit saint Jean; il nous a fait participans de son esprit. - C'est en lui, dit saint Paul, que nous avons la vie, le mouvement et l'existence. - Ainsi l'ancienne loi et la nouvelle, la raison et la foi, les méditations des sages et les symboles des sanctuaires, tout s'accorde à proclamer la consubstantialité universelle des êtres.

Servet était tellement convaincu de la vérité de cette doctrine, que devant ses juges mêmes, en face de la mort, il eut le courage de la confesser. Calvin, qui avait fait des doctrines panthéistes de Servet un des principaux chefs de l'accusation capitale intentée contre lui (20), l'interpelle au sein du conseil de Genève (21) : «Maintiens-tu que nos ames soient un sourgeon de la substance divine; qu'il y ait dans tous les êtres une déité substantielle? - Je le maintiens, répond Servet. - Mais, quoi! misérable! s'écrie Calvin en frappant du pied; ce pavé est-il Dieu? Est-ce Dieu qu'en ce moment je foule? - Sans aucun doute. - A ce compte, ajoute Calvin avec ironie, les diables eux-mêmes contiennent Dieu? - En doutes-tu? réplique sur le même ton l'indomptable panthéiste, » perdant ici toute prudence, mais n'hésitant pas à livrer sa vie plutôt que de désavouer sa foi.


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(1) Ne voulant pas prodiguer les citations, nous nous bornerons ici à quelques textes précis et catégoriques :
« Invisibilis Deus, qualis ante creationem mundi fuerit, est omnino nobis inintelligibile et inimaginabile... » (Servet, De Trinitate, dial. I, irait.)
« Primo hoc notandum, abusive Deo tribui nature nomen... Deus tamen in seipso nullam habet naturam... Nulla Deo convenit naturœ ratio, sed quid aliud ineffabile... » (De Trin., dial. II.)
« ... Deus in seipso inintelligibilis est... » (De Trin., II, ad calcem.)
« Mens de Deo cogitans deficit, cunt sit ille incomprehensibilis... » (Christ. Restit., libr. III, p. 94.)
(2) « Simplex alia est veritatis via, non metaphysicis, sed idiotis et piscatoribus nota... » (Lettres à Calvin, p. 594.)
(3) Christ. Rest., lib. I, p. 24.
(4) Christ. Rest., lib. I, p. 16.
(5) Lettres à Calvin, p. 591.
(6) « Veri ergo hi sunt tritoitae, et veri sunt athei, qui Deum unum non habent, nisi tripartitum et aggregativum... Est quidam ingenitus deus, est quidam nec genitus, nec ingenitus deus : ergo tres dii. Unos est deus mortuus, duo non mortui... » (Christ. Rest., I, 25.)
(7) Christ. Rest., lib. I, p. 30. - Ibid. Ad calcem.
(8) « Sed hanc viam tritoitœ non sunt ingressi... Tricipitem quemdam Cerberum, tripartitum quemdam deum, quasi tria puncta in uno puncto, tres illas res in una re condusas, inintelligibiliter somniant. » (Christ. Rest., lib. III, p. 100.)
(9) « Prareterea, ut hoc clarins intelligatur, dito quod ante creationem mandi Deus non erat lux, quia non potest dici lux nisi luceat. » (De Trin. Dial., I, p. 5. - Ibid., p. 6.)
(10) « Non solum in luce omnia reproesentantur, sed in luce omnia consistunt. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 122 de l'édition de Mead.)
(11) Christ. Rest., lib. IV, p. 123, 124 de Mead.
(12) « Habet itaque Deus infinitorum millium essentias, et infinitorum millium nataras, non metaphysice divisus, sed modis ineffabilibus. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 128.)
« Non solum innumerabilis est Deus ratione rerum, quibus communicatur, sed ration modorum ipsius deitetis. » (Christ. Rest., IV, 129.)
(13) « Ibi dicitur Deus essentias essentians, ut illie iterum alias essentient. Ipse est omnis essentiae fons, fons luminis, fons vitae, pater spirituum, pater luminum. Caelestes spiritus ille essentiat; ab eo fluunt essentiales divinitatis radii, et essentiales angeli, qui iterum ejus essentiam in res alias effundunt. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 128.)
« lu essentia sua rerum omnium ideas continens, est veluti pars formatis omnium, peculari praesertim in nobis ratione, ob quam nos dicimur participes divinae naturae. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 130 )
(14) « Non est Deus instar puncti, sed est substantiae pelagus infinitum, omnia essentians, omnia esse faciens, et omnium essentiam sustinens. » (De Trin., IV, p. 125 )
(15) Voici un passage qui résume fortement la métaphysique panthéiste de Servet : « Rerum ideme, in quibus res ipsae in esse uno consistunt, sont unum in Deo, res alias eo medio unum cum Deo esse facientes. » (De Trin., lib. IV, ad calcem.)
(16) « Ipse Deus, qui est in lapide lapis, et in ligno lignum, omnia suis ideis essentians. » (De Trin. div. Dial , I, p. 184 de Mead.)
« Omnibus mundi rebus immixtus est ipse Deus. (Christ. Rest., p. 282.)
« Spiritus regenitorum sunt Deo consubstantiales et coœterni. » (Christ. Rest., p. 226.)
(17) « Ex praemissis comprobatur velus illa sententia, omnia esse unmn... Parmenidis ergo et Melissi de unico principio sententia hoc modo vera erit... » (De Trin., IV, ad calcem.)
(18) C'est le livre IV, intitulé : De l'essence omniforme de Dieu et des principes des choses.
(19) Christ. Rest., lib. IV, ad calcem.
(20) Voici les articles XXIV, XXVI, XXVII de la plainte portée par Nicolas de La Fontaine et rédigée par Calvin :
XXIV. Que l'essence des anges et de nos ames est de la substance de Dieu.
XXVI. Item, au lieu de confesser trois personnes en l'essence de Dieu, ou trois hypostases qui aient chacune sa propriété, il dict que Dieu est une seule chose contenant cent mille essences, tellement qu'il est une portion de nous, et que nous sommes une portion de son esprit.
XXVII. Item, suivant cela que non-seulement les patrons de toutes créatures sont en Dieu, mais aussi les formes essentielles, tellement que nos ames sont de la semence de la parole de Dieu.
Calvin, dans plusieurs de ses écrits, revient avec force sur ce panthéisme de Servet. « Surtout, dit-il (Instit. chrét., livre I, ch. XIII, p 38), il y a dans Servet un blasphème exécrable... car il affirme à pur et à plat qu'il y a des parties et des partages en Dieu, et que chacune portion est Dieu même; que les ames des fidèles sont coéternelles et consubstantielles à Dieu, combien qu'ailleurs il attribue déité substantielle, non-seulement à nos ames, mais à toutes choses créées. » - Calvin dit ailleurs (inst. chrétV, I, chap. XV) : « Or, devant que passer plus outre, il est nécessaire de rembarrer la resverie des manichéens, laquelle Servet s'est efforcé de remestre sus de notre temps... C'est une rage trop énorme de déchirer l'essence du Créateur à ce que chacun en possède une portion... La création n'est point une transfusion, comme si on tirait le vin d'un vaisseau ou une bouteille, mais c'est donner origine à quelque essence qui n'était point. »
(21) Calvin. opp. theol., Refut. error. Serveti, p. 703.


V. – Système théologique de Michel Servet. - Sa théorie du Christ.

Nous connaissons dans ses principes généraux la doctrine philosophique de Michel Servet. Comment applique-t-il ce platonisme panthéiste à la restitution du christianisme, but suprême de ses efforts? De longs développemens seraient nécessaires pour exposer dans tous ses détails cette vaste entreprise. Nous nous bornerons à porter la lumière sur le point fondamental, savoir la théorie du Christ. On peut la résumer en quelques mots : les idées prises dans leur totalité sont pour Servet la lumière incréée ou le Verbe de Dieu. Or, elles émanent toutes d'un type général et supérieur, qui est le type de l'humanité, modèle primitif de tous les êtres. Cette idée centrale où s'unissent toutes les idées, ce soleil du monde intelligible, ce type supérieur et primitif, cet exemplaire éternel de l'humanité, c'est le Christ. Voilà une définition du Christ qui peut paraître bizarre, obscure, extraordinaire; essayons de l'éclaircir : elle fait le fond de la doctrine religieuse de Servet.

Au premier coup d'oeil jeté sur cette conception étrange, elle rappelle plus d'un souvenir. Dans la doctrine kabbalistique (1), nous trouvons aussi entre la nature et Dieu un monde intelligible, le monde des Séphiroth, et la première Séphira, celle qui embrasse toutes les autres, c'est l'Adam céleste, type de l'humanité. Spinoza, qu'on a plusieurs fois accusé d'avoir emprunté son panthéisme à la kabbale, définirait volontiers Jésus-Christ une idée, un mode éminent et supérieur de la pensée éternelle. L'école hégélienne enfin prétend réduire à son tour le Christ à une idée, à l'idée de l'humanité. Nous constatons ces analogies curieuses et étonnantes sans vouloir le moins du monde en abuser. Ce qui doit particulièrement nous tenir en garde, c'est une première différence qui en suppose beaucoup d'autres. Ni la kabbale, ni Spinoza, ni Hegel, ne reconnaissent la vérité des faits de l'Évangile. Leur Christ est un être de raison et non un personnage historique. Servet, au contraire, confesse expressément la naissance miraculeuse de Jésus-Christ et sa résurrection surnaturelle. Cette foi positive est chose grave et de conséquence. Gardons-nous donc de l'attrait quelquefois trompeur des analogies, et, avant tout rapprochement, cherchons à nous rendre un compte exact et fidèle de ce qu'on appellerait aujourd'hui en Allemagne la christologie de Michel Servet.

Il faut distinguer premièrement avec lui un Christ idéal et un Christ réel : le Christ réel et visible a commencé d'exister quand il est sorti du sein de Marie; le Christ invisible et idéal n'a point eu de commencement et n'aura point de fin. Soleil du monde intelligible, premier rayon de la lumière de Dieu, il est éternel comme Dieu même. Sont-ce là deux Christ? Non; le Christ historique, celui qui a vécu et souffert avec les hommes, celui qui soutenu sur sa poitrine la tête bien-aimée de saint Jean, le Christ de l'Évangile en un mot., n'est autre que le Christ éternel, d'invisible et d'idéal devenu réel et visible.

On pourrait croire, au premier aperçu, que cette opinion sur Jésus-Christ ne diffère pas au fond de la doctrine orthodoxe du Verbe incarné, que Servet innove ici dans les mots beaucoup plus que dans les choses, et qu'en définitive sa distinction du Christ idéal et du Christ réel répond trait pour trait à celle qu'a établie l'église entre le fils de Dieu coéternel à son père et le fils de l'homme né dans le temps, sujet à la naissance et à la mort; mais il s'en faut infiniment que telle soit la vraie pensée de Michel Servet. Parmi tous les dogmes enseignés par l'église, il n'en est aucun qui le choque plus fortement que la distinction de deux natures en Jésus-Christ. Là, s'il faut l'en croire, est le fatal levain d'erreur qui a corrompu toute la doctrine chrétienne; là est la faute capitale des pères de Nicée. Le même esprit de subtilité contentieuse qui a fait distinguer en Dieu trois hypostases a porté les sophistes grecs à décomposer Jésus en deux natures. Ce n'était pas assez d'avoir déchiré l'essence divine, il fallait encore mettre en pièces l'unité du Christ. «Chimères creuses, s'écrie Servet, vains raffinemens d'analyse que tout cela! Ouvrez l'Évangile : où est la trace de ces puériles distinctions? Y voyez-vous deux fils de Dieu : l'un, parfait, infini, impassible; l'autre, fini, imparfait, sujet à la tentation et à la souffrance? Non; un seul Christ, un seul fils de Dieu, unique et indivisible (2). Écoutez saint Jean : Le Christ est sorti de Dieu; écoutez Jésus lui-même : Je suis sorti de mon père. - Mon père est en moi et je suis en mon père. - Mon père et moi ne faisons qu'un. Lisez dans saint Matthieu ce touchant et sublime récit : Les disciples de Jésus hésitent sur le vrai caractère de sa personne. Est-il un prophète, comme Élie, comme Jérémie, ou quelque chose de plus grand? Jésus se tourne vers un des plus simples, saint Pierre : Et vous, Simon Pierre, que pensez-vous de moi? - Vous êtes le Christ, fils du Dieu vivant. - Voilà le cri d'une conscience naïve, d'une foi énergique et simple. Ainsi la vérité, qui se faisait sentir à des pêcheurs de Judée, a échappé aux doctes et aux philosophes! Qu'auraient dit les apôtres, si on était venu leur apprendre que ce Jésus qu'ils venaient de voir monter au ciel n'était qu'un homme, uni d'une manière inintelligible à une hypostase de la Trinité? A coup sûr, ils n'auraient point compris ce langage, ou ne l'auraient compris que pour le répudier comme un blasphème (3). »

Telle est l'incroyable véhémence avec laquelle Servet s'élève contre la doctrine de Nicée. Certes, s'il est un spectacle étrange, inattendu, et qu'on appellerait piquant en moins sérieuse matière, c'est d'entendre Michel Servet revendiquer contre l'église, contre les protestans à la fois et contre les catholiques, le dogme de la divinité de Jésus-Christ. A l'en croire, quiconque distingue en Jésus-Christ la nature divine et la nature humaine, la première restant impeccable, impassible, infinie, par conséquent séparée de la seconde; quiconque soutient que l'ame et le corps de Jésus-Christ sont purement humains soutient par cela même que Jésus-Christ n'est point le fils de Dieu, que Dieu ne s'est point fait chair.

Si scandaleux et si absurde que puisse paraître ce raisonnement, il faut ici reconnaître la parfaite sincérité de l'étrange réformateur, qui, en ruinant le christianisme par la base, croit de bonne foi le restituer. L'argumentation de Servet s'appuie, d'ailleurs, sur un fait selon nous incontestable : c'est que la distinction en Jésus-Christ de deux natures et de deux volontés, unies dans une seule personne, ne se trouve pas explicitement dans l'Évangile. L'Évangile n'est point un traité de métaphysique, c'est un récit incomparable, qu'il faut lire avec son coeur plus encore qu'avec son esprit. Tout y est simple et uni. Point de raffinemens, point de distinctions, point de formules. C'est une doctrine en action, une philosophie vivante. Il y a donc une certaine part de vérité dans la doctrine de Servet; ce qu'il ne voit pas, c'est que la doctrine de Nicée, la distinction de deux natures dans Jésus est en parfaite harmonie avec l'esprit du christianisme. Et pourquoi ne voit-il pas cela? C'est que l'esprit du christianisme n'est pas le sien, c est que le souffle du panthéisme a envahi son intelligence et son coeur; c'est qu'il lit l'Évangile avec des yeux prévenus; c'est qu'il brûle de trouver dans le Christ l'application la plus haute du principe qui lui est cher entre tous, le principe de la consubstantialité universelle.

Oui, la distinction en Jésus-Christ de la nature divine et de la nature humaine, réconciliées dans l'unité de la personne, est profondément conforme au génie du christianisme. L'idée-mère de cette grande religion, en effet, c'est l'idée de la divinité du Christ. Or, entendez-vous que le Christ soit Dieu tout entier, Dieu dans la plénitude absolue de son être? Mais alors le Christ ne peut plus être un homme. Si le Christ, considéré d'une manière simple et absolue, sans distinction et sans réserve, est identique à Dieu considéré aussi dans son absolue simplicité, vous aboutissez à une contradiction flagrante. L'incarnation n'est plus alors un mystère, mais une absurdité palpable, une véritable énormité. Il faudrait dire, avec Spinoza, qu'en faisant Dieu homme, c'est comme si l'on voulait faire un cercle carré. Aussi certains hérétiques des premiers siècles avaient-ils pris le parti de considérer le Christ comme une sorte de fantôme, d'ombre humaine, qui servait simplement d'organe à Dieu. Ce Christ fantastique est trop déraisonnable pour qu'on s'y arrête sérieusement. Si donc le Christ a été un être réel, et si vous soutenez en même temps qu'il est Dieu, absolument parlant, vous tombez dans l'absurde en égalant l'Être des êtres à une créature, en circonscrivant la nature infinie de Dieu dans les limites de l'individualité, à moins que vous n'ajoutiez que Dieu est le Christ, comme il est Socrate, comme il est le dernier des hommes, comme il est la plante qui végète, l'eau qui s'écoute, le caillou que foulent mes pieds. Mais alors, je le répète, il n'y a plus une incarnation unique, surnaturelle, de Dieu en Christ; il y a autant d'incarnations que d'individus réels. Dieu s'incarne partout et toujours. La vie de la nature n'est que la métamorphose infinie et incessante d'un seul et même principe qui devient tout, qui détruit tout, qui survit à tout, qui est tout. Alors aussi le Christ n'est tout au plus qu'une manifestation éminente, mais passagère de Dieu. On peut le placer dans la chapelle d'Alexandre Sévère avec Moïse, Orphée, Zoroastre, mais il ne faut plus l'appeler le fils de Dieu.

C'est donc pour maintenir la divinité du Christ, pierre angulaire du christianisme, que les conciles ont établi la distinction des deux matures. Servet n'entre pas dans cette pensée. Il ne veut pas reconnaître deux natures dans le Christ, et soutient que Jésus-Christ, comme homme, comme fils de Marie, est fils de Dieu, consubstantiel à Dieu. Sa chair est divine; son ame, son esprit, tout en lui est divin. C'est ainsi qu'il entend et qu'il accepte le fameux Homousion de Nicée (4). A ce compte, tous les êtres sont fils de Dieu; toute la nature est consubstantielle à son principe, et par là même le Christ se trouve réduit à une incarnation particulière et déterminée de Dieu : l'arianisme et le sabellianisme se rencontrent.

La négation de la divinité du Christ, voilà la conséquence que la logique imposait à Michel Servet. L'a-t-il résolûment acceptée? l'a-t-il nettement repoussée? Ni l'un ni l'autre. Il a essayé de l'atténuer en l'acceptant. C'est ce qui fait l'obscurité de sa christologie. La clé de toutes les difficultés qu'elle présente, c'est qu'il veut être à la fois chrétien et panthéiste. Pour résoudre ce problème insoluble, pour reconnaître dans le Christ quelque chose de plus qu'un homme, sans y voir Dieu lui-même mystérieusement uni à l'humanité, Servet imagine sa théorie d'un Christ idéal qui n'est point Dieu, qui n'est point un homme, qui est un intermédiaire entre l'homme et Dieu. C'est l'idée centrale, le type des types, l'Adam céleste, modèle de l'humanité et par suite de tous les êtres. Pour l'église, le Christ est Dieu; pour le panthéisme, le Christ n'est qu'un homme, une partie de la nature. Servet place entre la Divinité, sanctuaire inaccessible de l'éternité et de l'immobilité absolue, et la nature, région du mouvement, de la division et du temps, un monde intermédiaire, celui des idées, et il fait du Christ le centre du monde idéal (5). De la sorte, il croit concilier le christianisme et le panthéisme en les corrigeant et les tempérant l'un par l'autre.

L'effort de Servet pour échapper au panthéisme est manifeste. Il reproche à Zoroastre et à Trismégiste d'avoir admis entre la nature et Dieu une union trop immédiate (6); il essaie de conserver les idées de création et de créateur. « Tous les êtres, dit-il, sont sans doute consubstantiels en Dieu, mais par l'intermédiaire des idées, c'est-à-dire par l'intermédiaire du Christ. » Le Christ seul est fils de Dieu, engendré immédiatement de sa substance; les autres êtres ne sont fils de Dieu que par adoption et grace à la médiation du Christ. Le Christ est le noeud de la terre et du ciel, le pont qui comble l'abîme entre l'éternité et le temps, entre le fini et l'infini, entre la nature et Dieu (7).

Que serait Dieu sans le Christ? Un principe inaccessible, retiré en soi dans les muettes profondeurs d'une existence absolue, une cause sans effet, un soleil sans lumière. Le Christ est la lumière de Dieu, sa manifestation la plus parfaite, son image la plus pure, sa personne (8). En ce sens, Christ est égal à Dieu; il est Dieu même, mais Dieu visible, participant des créatures (9), contenant en soi l'humanité et tous les êtres de l'univers. C'est du Christ que tout émane; c'est vers lui que tout retourne. Il est la cause, le modèle et la fin de tous les êtres; tout en lui s'unifie, et il unifie tout avec Dieu.

Servet développe cette idée avec un véritable enthousiasme; c'est le pivot de toute sa doctrine. Par elle, il prétend rendre le christianisme à sa pureté primitive, en expliquer tous les dogmes, les mettre en harmonie avec un panthéisme épuré, avec les traditions de tous les peuples, les symboles de tous les cultes, les formules de tous les systèmes, les maximes de tous les sages. Quelque jugement qu'on porte au fond sur son entreprise, ni la sincérité de sa foi, ni la noblesse de son enthousiasme, ni une certaine profondeur et une certaine originalité dans ses idées, ne sauraient être contestées sans injustice.

Reste à savoir comment ce Christ idéal pourra devenir réel, se faire chair, sans perdre son caractère divin, son éternité, son universalité, son immobilité. Servet rencontre ici d'inextricables difficultés, et, loin de les dénouer, il semble se plaire à les compliquer par des conceptions d'une bizarrerie surprenante. Jusqu'à ce moment, nous l'avons vu se tenir sur les hauteurs de la métaphysique. Son christianisme n'est encore qu'une philosophie; il faut qu'il devienne une histoire, un récit positif et précis, où il ne s'agit plus d'une idée, mais d'un homme, d'un individu réel et vivant.

Servet, en effet, n'est point un pur rationaliste comme Spinoza, ou un idéaliste à la manière de Hegel. Il prend l'Évangile à la lettre; il confesse explicitement la naissance miraculeuse du Christ, conçu dans le sein d'une Vierge par une opération surnaturelle de l'esprit divin. L'église a jeté sur cette génération le voile épais du mystère, et c'est de sa part un trait de sagesse. Servet prétend expliquer l'enfantement de Jésus, et, qui plus est, y trouver la clé de toutes les générations naturelles (10). Il nous dit que le corps de Jésus-Christ est formé de quatre élémens: la vierge Marie n'a fourni que l'élément terrestre; les trois autres sont venus du ciel (11). Le Christ, avant que de naître, avait déjà un corps, mais un corps en quelque sorte spirituel, invisible, infini, partout présent (12). Il a revêtu cet autre corps pesant et visible pour nous apprendre à le quitter, pour nous délivrer de ces liens où nous enchaînent la nature et le péché, et nous conduire à sa suite dans la région supérieure, libres et transfigurés (13). Ici, Servet n'est plus un philosophe ni un théologien; il nous apparaît comme une manière d'alchimiste et d'illuminé, et ses spéculations bigarrées de théologie et de médecine, de physique et d'astrologie, n'inspireraient qu'un profond dédain, si on ne songeait qu'au XVIe siècle ces rêveries sont la commune infirmité des plus grands génies, si, d'ailleurs on ne voyait briller quelques éclairs au milieu de ce chaos : tantôt des vues particulières, pleines de hardiesse et d'avenir, sur la circulation et la génération, tantôt des aperçus généraux sur l'harmonie secrète des lois de l'intelligence et des lois de la nature, et sur les analogies qui enchaînent tous les degrés de l'échelle des êtres (14).

Il est clair que cette théorie du Christ détruisait radicalement le dogme de l'incarnation, comme la doctrine de Servet sur l'indivisibilité absolue de Dieu abolissait le dogme de la Trinité, comme sa conception d'un monde intelligible qui émane de Dieu par une loi nécessaire et se réfléchit éternellement dans le monde visible sapait par la base le dogme de la création. Voilà donc toute la métaphysique du christianisme renversée. Servet respectera-t-il davantage la morale chrétienne, dont la racine est le dogme de la rédemption? Tant s'en faut Servet admet à la vérité une chute primitive, un abaissement de la nature humaine en Adam; mais il rejette l'idée (15) d'une transmission héréditaire du péché originel, et supprime, en conséquence, le baptême des petits enfans (16). Il ne reconnaît pas la nécessité de la grace pour le salut, ni celle de la foi aux promesses de Jésus-Christ. Aussi sauve-t-il les mahométans, les païens et tous ceux qui auront vécu selon la loi naturelle (17).

En résumé, la Trinité restreinte à une distinction de points de vue, le Christ devenu une idée, l'idée éternelle de l'humanité, l'incarnation réduite à une forme supérieure de cette idée, la chute d'Adam à un abaissement de la nature humaine, la rédemption au retour de cette nature vers sa pureté primitive, tel est le christianisme de Servet. Supprimez la métaphysique panthéiste qu'il emprunte à l'école néoplatonicienne et qui sert d'instrument à cette négation radicale de tous les dogmes chrétiens, ne gardez que la négation elle-même, et vous avez le socinianisme. A cette condition seule, la doctrine de Michel Servet pouvait devenir populaire. Embarrassée dans la profondeur et la subtilité de ses conceptions transcendantes, elle n'est dans Servet qu'une philosophie; dégagée de ce cortége, réduite à ses conséquences les plus simples, elle va devenir avec les Socin une religion.

Ainsi, une logique irrésistible précipitait le mouvement de la réforme. Luther ne voulut d'abord toucher qu'aux indulgences et au culte; mais bientôt, portant la main sur la doctrine de la grace, il modifia profondément toute l'économie de la morale chrétienne. Purifier le culte et la morale en conservant le fond du christianisme, tel est le but que se propose Calvin, telle est la pensée dont l'Institution chrétienne reste l'immortel monument. Mais que peuvent le génie et même la grandeur du caractère contre la force des idées? Calvin avait déclaré le christianisme corrompu dans sa morale. Servet le déclara corrompu dans sa métaphysique et prétendit le refondre depuis la base jusqu'au faîte. Or, à mesure qu'il retouchait chaque dogme, il le niait. Socin réunit ces négations et fit un christianisme d'où la divinité de Jésus, c'est-à-dire l'ame du christianisme, était absente. Un pas de plus, et cette ombre de christianisme se dissipe pour faire place à la religion du vicaire savoyard.

La doctrine des Socin derrière celle de Michel Servet, et derrière le socinianisme lui-même le déisme, voilà ce qu'aperçut l'oeil perçant de Calvin. C'est le socinianisme et le déisme qu'il poursuivit, qu'il frappa, qu'il voulut exterminer en Michel Servet. On a expliqué le supplice de cet infortuné par la haine de Calvin; mais la haine de Calvin veut aussi être expliquée. Ce fut sans doute une haine personnelle, nous en donnerons prochainement des preuves irrécusables, mais ce fut aussi une haine d'idées. Calvin détestait en Servet, non-seulement son contradicteur obstiné, tranchant, orgueilleux, indomptable, mais l'homme qui venait précipiter la réforme dans l'abîme du socinianisme et donner raison à ceux qui la proclamaient incapable de donner une règle de foi et de contenir les témérités de l'indépendance, en un mot celui qui venait détruire l'ouvrage de sa vie.

Voilà ce qu'il faut comprendre, je ne dis pas pour absoudre la conduite de Calvin dans le procès de Michel Servet, mais pour l'expliquer et la juger avec la haute impartialité de l'histoire.


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(1) Voyez le savant ouvrage de M. Franck sur la Kabbale, pages 161 et 178.
(2) Dial. De Trin. Lib. I. - Christ. Rest. Lib. II et III.
(3) Christ. Rest., lib. I, p. 13 et 14.
(4) Christ. Rest., lib. II, p. 48 sqq. - « Caro Christi de coelo est, panis caelestis, de substantia Dei, et a Deo exivit. » (Lib. I, p. 15.) - « Sanguis Christi est Deus, sicut caro Christi est Deus, et anima Christi est Deus. » (Christ. Rest., p. 217 de Mead.)
(5) «Christus ipse est idearum pelagus aeternum. » (Christ. Rest., p. 278.) - « Quemadmodum in medio immensitatis et inaccessae lucis apparet solaris vultus : ita in medio altitudinum et profunditatum Dei apparuit ejus oraculum, Jesu Christi persona.» (P. 99.)
(6) « Zoroaster quoque patrem omniformis mundi dixit esse omniformem Deum, nihil de Christo cogitans, quem nec angeli tum cognoscebant. » (Christ. Rest., p. 212 sqq.)
(7) « In solo Christo est Deus. » (Dial. de Trin., p. 281.) - « Primario tamen in Christo ipso videtur Deus. In re quavis pene palpatur Deus (Act. apost., 17), sed primario in Christo. » (Ibid., p. 282.)
(8) « Deus est, quia forma Dei, species Dei, hahens potentiam et virtutem Dei. Dicitur Deus per virtutem, sicut homo per carnem.” (Christ. Rest., lib. I, p. 12.) - « Primum exemplar in archetypo illo superiori mundo fuit homo Christus Jesus. » (Ibid., lib. III, p. 91 de Mead.) - «In Christo vero conjunguntur Deus et homo in unam substantiam, unum corpus, et unum novum hominem. » - « Atque ita Christus omnis mixtionis et unionis specimen et protetypus : qui non solum in se ipso humana commiscet et unit, sed et divina humanis in unam veram substantiam. » (Christ. Rest. , p. 261.)
(9) « Verus ille Messias Jesus crucifixas, Dei et hominis participationem habet, ut, non poterit dici creatura, sed particeps creaturarum. » (Christ. Rest., p. 233 de Mead.)
(10) « Christi generatio aliarum generationum omnium specimen et prototypes. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 123, de Mead.) - « Etiam thesauri scientiae naturalis sunt in Christo absconditi. » (Christ. Rest., p. 251.)
(11) Christ. Rest., lib. IV. - Ibid., De Trin. Dial., II.
(12) Christ. Rest., p. 279.
(13) Christ. Rest., lib. V. - Ibid., De Trin. Dial., II.
(14) Christ. Rest., lib. IV et `'. - Ibid., de Trin. Dial., II, p .250 sqq.
(15) Christ. Rest., De Regen. sup., lib. I.
(16) Ibid., lib. IV. - Coef. Epist. ad Calv., passim.
(17) Ibid., De Fide et Just., lib. III.


Le procès et la mort de Michel Servet

Pour peu qu'on ait présente à l'esprit la doctrine philosophique et religieuse qui fait le fonds de la Restitution du Christianisme, on se figurera aisément les impressions que dut ressentir Calvin lorsqu'il reçut, par les mains de son ami le libraire lyonnais Jean Frellon, un des premiers exemplaires de l'ouvrage. L'audacieuse entreprise de Michel Servet le blessait profondément dans les deux parties les plus sensibles de sa nature, je veux dire dans sa foi de réformateur et dans son orgueil de théologien. Il n'avait point suffi à Servet de compromettre et de déshonorer à la face du monde le principe protestant, en le faisant servir au renversement des dogmes les plus révérés; il prenait à partie l'auteur de l'Institution chrétienne, dont il prétendait abattre d'une main et refaire de l'autre l'oeuvre tout entière. Enfin, comme pour envenimer encore la blessure, il avait annexé à son livre (1) une série de lettres à Calvin, où le réformateur de Genève était réfuté avec une hauteur magistrale. - « Tu te trompes grossièrement (lettre XIII). » - « Tu n'as pas encore bien compris en quoi consiste la vraie régénération (lettre XV). »- « J'admire, en vérité, qu'un homme d'un esprit sain, comme tu te vantes de l'être, ait cédé à de si futiles motifs (lettres VIII et XII). » -En d'autres endroits, c'est un ton de protection qui eût fait sourire un autre homme que Calvin, mais qui exaspéra cette ame irascible : «Je t'ai souvent averti que tu t'égarais en admettant cette monstrueuse distinction de trois choses divines (lettre III). » -« Puisque tu ne discernes pas bien la différence qui sépare le gentil du juif et du chrétien, je vais, en peu de mots, te la faire comprendre (lettre XIX). » - La dernière lettre se termine ainsi : « Puisse le Seigneur te donner la bonne intelligence de toutes ces choses et t'animer de l'esprit de vérité, au nom de Jésus-Christ et de Dieu le Père! Amen. »

C'est avec ces airs de supériorité que Michel Servet osait écrire à un homme dont le nom, en Europe, balançait seul celui de Luther, et à qui les Mélanchthon, les Bucer, les Capito, avaient décerné le titre qui pouvait le plus flatter son orgueil, en l'appelant le théologien. L'irritation de Calvin fut à son comble. S'il avait eu l'ame grande, le vif sentiment de ses griefs personnels l'eût détourné de tout dessein violent, même contre un dangereux novateur. En détestant les doctrines, en poursuivant le livre, il eût craint de nuire à l'homme. Malheureusement, il faut le dire, Calvin ne portait point un coeur qui fût au niveau de son génie. Il écouta les conseils de la haine, et forma contre son ennemi un des desseins les plus perfidement atroces que la fureur théologique ait jamais inspirés.

C'est à Genève qu'on fait généralement commencer le combat des deux adversaires. Voltaire lui-même, à qui le bûcher de Servet a inspiré une indignation si éloquente, Voltaire ne paraît pas avoir connu la première partie de la lutte (2), celle où Calvin, caché dans l'ombre, avec l'arme lâche et perfide de la dénonciation, porte à son adversaire le premier coup.

Le drame, en effet, a deux actes. Il se dénoue à Genève, c'est à Vienne qu'il commence. A Genève, Servet a pu paraître l'agresseur; à Vienne, l'agresseur, c'est évidemment Calvin. A Genève, la conduite de Calvin peut être expliquée sans trop de dommage, je ne dis pas pour la noblesse et la générosité de son caractère, mais du moins pour sa loyauté. A Vienne, elle ne souffre aucune justification. On conçoit que les écrivains qui éprouvent encore aujourd'hui pour Calvin une sympathie assez naturelle, M. Guizot en France, M. Paul Henry en Allemagne, et en Suisse M. Rilliet de Candolle, aient laissé dans l'ombre l'affaire de Vienne (3); mais l'histoire ne connaît pas les ménagemens des partis; c'est cette odieuse affaire qu'elle doit d'abord éclaircir.

Parmi les réfugiés qui entouraient Calvin à Genève et formaient le coeur de son parti, il y avait un Lyonnais, nommé Guillaume Trie, qui, par zèle religieux et aussi peut-être par suite de mauvaises affaires, s'était expatrié et avait embrassé la religion réformée. Il entretenait une correspondance suivie avec un de ses parens, Antoine Arneys, établi à Lyon, catholique ardent, qui voyait avec grand déplaisir un membre de sa famille engagé dans l'hérésie, et s'efforçait de le ramener au giron de l'église. Guillaume Trie, homme simple et sans lumières, incapable de répondre aux objections qu'on lui adressait, montrait les lettres de son parent à Calvin, qui lui dictait ses réponses. La docile simplicité de Guillaume Trie et le zèle fanatique d'Arneys furent les deux instrumens dont Calvin résolut de se servir pour perdre son ennemi.

Le 26 février 1553, Trie écrivit à son parent la lettre suivante, où tout était visiblement calculé avec la plus adroite perfidie pour porter Arneys à une dénonciation (4). Calvin (5) a nié toute participation à cette lettre flétrissante, mais sa trace y est partout empreinte, et il est incontestable aujourd'hui qu'il l'a dictée.

« Monsieur mon cousin,

« Je vous remercie bien fort de tant de belles remontrances qu'avez faictes et ne doubte point que vous n'y procediez de bonne amitié, quand vous taschez à me réduire au lieu dont je suis party. D'aultant que je ne suys homme versé aux lettres comme vous, je me deporte de satisfaire aux poincts et articles que vous m'alléguez. Tant y a qu'en la cognoissance que Dieu m'a donnée, j'auroys bien de quoy respondre... Vous m'osez reprocher entre aultres choses que nous n'avons nulle discipline ecclesiastique, ny ordre, et que ceulx qui nous enseignent ont introduit une licence pour mestre confusion par-tout; et cependant je veois (Dieu mercy) que les vices sont mieulx corrigez de par deçà que ne sont pas en toutes vos officialitez. Et quant à la doctrine et qui concerne la religion, combien qu'il y ait plus grande liberté que entre vous, neantmoins, l'on ne souffrira pas que le nom de Dieu soit blasphémé, et que l'on seme les doctrines et mauvaises opinions que cela ne soit reprimé. Et je vous puys alleguer ung exemple qui est à votre grande confusion, puisqu'il le fault dire. C'est que l'on soutient de par de-là un heretique qui merite bien d'estre bruslé par tout où il sera... »

Cet hérétique, Trie va le nommer tout à l'heure : c'est Michel Servet. Il est déjà étrange qu'il le connaisse; mais une chose plus étrange encore, c'est qu'il connaisse sa doctrine, c'est qu'il en raisonne en théologien, c'est qu'il cite les propres phrases de la Restitution du Christianisme :

« Car combien que nous soyons différens en beaucoup de choses, si avons nous cela commun que en une seule essence de Dieu il y a trois personnes et que le Père a engendré son Fils qui est sa sagesse éternelle devant tout temps, et qu'il a eu sa vertu éternelle qui est son Sainet-Esperit. Or, quand ung homme dira que la Ternité, laquelle nous tenons, est un cerberus et monstre d'enfer et desgorgera toutes les villenies qu'il est possible de penser contre tout ce que l'Escriture nous enseigne de la génération éternelle du Fils de Dieu, et que le Sainct-Esperit est la vertu du Père et du Fils, et se mocquera à gueulle desployée de tout ce que les anciens docteurs en ont dict, je vous prye en quel lieu et estime l'aurez-vous?... »

Comment Trie peut-il citer des phrases d'un ouvrage qui n'est point encore dans la circulation? Ce n'est rien encore : cet ouvrage ne portait point de nom d'auteur ni d'imprimeur. Or, Trie sait quel en est l'auteur; il le nomme et raconte son histoire. Il connaît et désigne jusqu'au nom de l'imprimeur. Enfin, il a l'ouvrage entre ses mains, et en envoie la première feuille à son parent, comme preuve du fait et comme échantillon de la doctrine :

« L'homme dont je vous parle a esté condemné en toutes les églises lesquelles vous reprouvez. Cependant il est souffert entre vous, voire jusques à y faire imprimer ses livres, qui sont si pleins de blasphèmes, qu'il ne fault point que j'en die plus. C'est un Espagnol Portugallois nommé Michaël Servetus de son propre nom, mais il se nomme Villeneufve à présent, faisant le médecin. Il a demeuré quelque temps à Lyon, maintenant il se tient à Vienne, où le livre dont je parle a esté imprimé par un quidam qui a là dressé imprimerie, nommé Balthazard Arnoullet. Et afin que vous ne pensiez pas que j'en parle à crédit, je vous envoie la première feuille pour enseigne... »

Trie termine en feignant de s'être laissé entraîner par une pieuse indignation à s'écarter de l'objet de sa lettre :

« Je me suis quasi oublié en vous récitant cet exemple, car j'ay esté quatre fois plus loin- que je ne pensois; mais l'énormité du cas me faict passer mesure, et voilà qui sera cause que je ne vous feray plus long propos sur les aultres matières. »

Cette lettre était accompagnée du titre, de l'index et des quatre premières feuilles de la Restitution du Christianisme. Ainsi que Calvin l'avait prévu, le fanatique Arneys n'eut rien de plus pressé que de porter le tout à l'inquisition.

Lyon avait alors pour gouverneur et pour archevêque le cardinal de Tournon, si célèbre par son zèle ardent contre les hérétiques. Pour seconder ses vues, il avait demandé à Rome un inquisiteur nommé frère Mathieu Ory, qui prenait la qualité de pénitencier du saint-siège apostolique et d'inquisiteur général au royaume de France et dans toutes les Gaules.

Averti par l'inquisiteur, le cardinal, de concert avec le vicaire-général de l'archevêque de Vienne, écrit à M. de Maugiron, lieutenant-général pour le roi en Dauphiné, qui mande aussitôt Michel Servet. Celui-ci, après s'être fait attendre plus de deux heures, qui furent sans doute employées à faire disparaître tout papier suspect, se présente d'un air fort assuré. On lui parle de certains livres suspects d'hérésie. Il répond « qu'il a souvent fréquenté avec les prescheurs et autres faisant profession de théologie, mais qu'il est prêt d'ouvrir partout son logis pour ôter toute sinistre suspicion. » On visite, en effet, tous ses papiers, sans y trouver ce qu'on cherchait.

Guillaume Gueroult et Balthazard Arnollet sont interrogés tour à tour. On visite l'imprimerie, on interroge séparément les ouvriers, on leur fait voir les feuilles de la Restitution du Christianisme, on leur demande s'ils en connaissent les caractères et quel est le nombre, la qualité et le format des livres qu'ils ont imprimés depuis dix-huit mois. Cette enquête n'ayant produit aucune découverte, il est décidé qu'il n'y a point encore d'indice qui autorise à faire aucun emprisonnement.

L'inquisiteur ne se rebute pas. Il retourne à Lyon, fait venir Arneys et lui dicte une lettre à Guillaume Trie, où celui-ci est pressé d'envoyer à Lyon le traité entier de la Restitution du Christianisme; mais déjà Calvin, qui suivait de Genève le progrès de son dessein, se disposait à faire mieux. Qu'importait, en effet, d'envoyer le traité entier? Servet pouvait renier le tout comme il avait fait la partie. Il fallait une pièce convaincante, irrécusable, une pièce écrite de la propre main de Servet. Or, Calvin était dépositaire de divers manuscrits de son constant contradicteur et d'une série de lettres, imprimées depuis dans la Restitution du Christianisme : livrer ces pièces à des mains catholiques, c'était livrer Servet au bourreau. Calvin n'hésita point.

Il semble que Servet eût pressenti lui-même que sa confiance en Calvin lui serait funeste. Dans une lettre inédite que nous avons lue à la bibliothèque de Genève et dont une copie est entre nos mains (6), il écrivait à Calvin: Remitte igitur scripta mea; mais Calvin n'eut garde de se dessaisir de ce gage, et quand l'occasion préparée par lui fut venue, en homme à qui tous les moyens sont bons pourvu qu'ils soient infaillibles, il fit servir des lettres confidentielles écrites sur la foi de l'honneur à la satisfaction de sa vengeance. On ne peut lire sans un profond dégoût la seconde lettre qu'il dicta à Guillaume Trie. Jamais haine plus implacable n'a suivi des voies plus tortueuses; jamais elle n'a paru plus laide en essayant de se déguiser sous les couleurs d'une modération hypocrite.

« Monsieur mon cousin,

« Quand je vous escripvis la lettre que vous avez communiquée à ceulx qui y estoient taxés de nonchalance, je ne pensois poinct que le chose deust venir si avant. Seulement mon intention estoit de vous remonstrer quel est le beau zele et devotion de ceulx qui se disent pilliers de l'Église, bien qu'ils souffrent tel desordre au milieu d'eulx, et cependant persecutent si durement les pauvres chrestiens qui désirent de suyvre Dieu en simplicité. Pour ce que l'exemple estoit notable et que j'en estois adverty, il me sembla que l'occasion s'offroit d'en toucher en mes lettres selon la matière que je traitois. Or, puisque vous en avez déclaré ce que j'avois entendu escripre privément à vous seul, Dieu veuille pour le mieulx que cela proufite à purger la chrestienté de telles ordures, voyre de pestes si mortelles. S'ils ont tant bon vouloir de s'y employer comme vous le dictes, il me semble que la chose n'y est pas trop difficile, encore que ne vous puisse fournir pour le present de ce que vous demandez, assavoir du livre : car je vous mettray en main plus pour le convaincre, assavoir deux douzaines de pieces escriptes de celui dont il est question, où une partie de ses heresies est contenue; si on luy mettoit au devant le livre imprimé, il le pourroit regnyer, ce qu'il ne pourra faire de son escripture. Parquoy les gens que vous dictes ayant la chose toute prouvée, n'auront nulle excuse s'ils dissimulent plus ou différent à y pourvoir. »

Ainsi Calvin se montre plus pénétrant et plus zélé que l'inquisition elle-même. Il communique des pièces qu'on ne lui demandait pas, et cependant il feint de se les faire arracher par une sorte de violence :

«Tout le reste est bien par deçà, tant le gros livre que les aultres traités escripts de la même main de l'auteur; mais je vous confesseray une chose, que j'aye eu grand peine à retirer ce que je vous envoye de monsieur Calvin; non pas qu'il ne desire que tels blasphernes execrables ne soyent reprimez, mais pour ce qu'il luy semble que son debvoir est, quant à luy qui n'a poinct de glaive de justice, de convaincre plustost les heresies par doctrine, que de les poursuyvre par tel moyen; mais je l'ay tant importuné luy remonstrant le reproche de legiereté qui m'en pourroit advenir s'il ne m'aydoit, qu'en la fin il s'est accordé à me bailler ce que verrez. Au reste j'espere bien quand le cas se demeneroit à bon escient par delà avec le tems recouvrer de luy une rame de papier ou environ, qui est ce que le galant a faict imprimer. Mais il me semble que pour ceste heure vous estes garny d'assez bon gaige et qu'il n'est jà mystère d'avoir plus pour se saisir de sa personne et luy faire son procès. »

Trie ou plutôt Calvin termine ainsi cette lettre mémorable où l'hypocrisie, le fanatisme et la haine réunis forment le plus horrible assemblage :

«Quant de ma part je prye Dieu qu'il luy plaise ouvrir les yeulx à ceulx qui discourent si mal, afin qu'ils approuvent de mieulx juger du desir duquel nous sommes meus (7). »

Muni par Arneys de toutes ces pièces, Mathieu Ory se rendit chez le cardinal de Tournon, qui habitait alors son château de Roussillon, près Vienne. Là, le cardinal et l'archevêque de Vienne réunis, après avoir pris l'avis de leurs grands-vicaires, de l'inquisiteur et de plusieurs ecclésiastiques et docteurs en théologie, décidèrent « que Michel de Villeneufve médecin, et Balthazard Arnollet libraire, seroient pris au corps, mis et constitués prisonniers pour respondre de leur foy, charges et informations faites contre eux, » Le vibaillif fut averti, et il fut convenu que, pendant que le grand-vicaire de Vienne ferait conduire Arnollet aux prisons de l'archevêché, le vibaillif se chargerait lui-même de l'arrestation de Servet. En effet, il se rendit chez M. de Maugiron, où était Michel de Villeneufve, servant ce seigneur dans sa maladie. Il lui dit « qu'il y avoit au palais Delphinal plusieurs prisonniers malades et blessés, comme aussi à la vérité il y en avoit, et qu'il le prioit de vouloir bien venir avec lui les visiter. » A quoi M. de Villeneufve répondit « que, sans compter que sa profession de la médecine l'obligeoit à faire telles bonnes oeuvres, il y estoit encore porté par son bon naturel. » Ils se rendirent donc dans les prisons royales, et, pendant que Servet faisait sa visite, le vibaillif envoya prier le grand-vicaire de le venir joindre. Dès qu'il fut arrivé, ils dirent à Servet « qu'il y avoit certaines charges et informations contre luy, qui avoient été communiquées au seigneur cardinal de Tournoie, et que présentement il étoit constitué prisonnier dans le palais Delphinal jusques il eût respondu aux dittes charges et que aultrement fût ordonné. » Ils firent ensuite appeler Me Antoine Bonin, viguier et geôlier du palais, auquel fut enjoint de le garder sûrement, et que, au surplus, il le traitât honnêtement selon sa qualité. On lui laissa son laquais, nommé Benoît Perrin, âgé de quinze ans, et qui depuis cinq ans était à son service, et ses amis eurent la liberté de le voir ce jour-là.

Mathieu Ory accourut le lendemain de Lyon pour commencer l'instruction. Ce zélé personnage pressa tellement sa monture, qu'averti le matin seulement, il se présenta devant dix heures chez l'archevêque. Servet subit trois interrogatoires consécutifs. Dans le premier, on se borna à lui présenter quelques notes marginales écrites de sa main dont on lui demanda l'interprétation. Elles étaient assez innocentes. Il tomba dans le piège, et, après quelque hésitation, reconnut son écriture et essaya d'adoucir sa pensée; mais, le lendemain, on lui montra ses lettres à Calvin : ces pièces étaient accablantes. Servet prétendit les avoir écrites comme pur exercice de dispute théologique, et, niant toujours qu'il fût vraiment Servet, il imagina de dire qu'il avait seulement pris les opinions de cet auteur et en avait joué le personnage. Ce roman ne pouvait tromper les juges, et le geôlier reçut l'ordre de mettre Servet au secret et de le surveiller étroitement. On lui laissa pourtant le temps d'envoyer son laquais demander une somme de trois cents écus qui lui était due, et qui ne fut probablement pas inutile à son évasion.

Il y avait dans la prison un jardin avec une plate-forme qui regardait sur la cour du palais de justice. Au-dessous de la plate-forme était un toit, d'où l'on pouvait descendre au coin d'une muraille, et de là se jeter dans la cour. Quoique le jardin fût toujours soigneusement fermé, on en permettait quelquefois l'entrée à des prisonniers au-dessus du commun, soit pour se promener, soit pour d'autres nécessités. Servet y était entré la veille, et avait tout bien examiné. Le 7 d'avril, il se leva à quatre heures du matin, et demanda la clé au geôlier qui allait faire travailler à ses vignes. Ce bonhomme, le voyant en bonnet de nuit et en robe de chambre, ne soupçonna nullement qu'il fût tout habillé, ni qu'il eût son chapeau caché sous sa robe. Il lui donna la clé, et sortit quelque temps après avec ses manoeuvres. Lorsque Servet les crut assez éloignés, il laissa au pied d'un arbre son bonnet de velours noir et sa robe de chambre fourrée, sauta de la terrasse sur le toit, et parvint jusque dans la cour sans se faire le moindre mal. Il gagna promptement la porte du pont du Rhône, qui n'était pas éloignée de la prison, et passa dans le Lyonnais, ainsi que le déposa une paysanne qui l'avait rencontré, mais qu'heureusement pour lui on n'interrogea que trois jours après. Plus de deux heures s'écoulèrent avant que l'on s'aperçût de son évasion. La femme du geôlier en fut avertie la première, et fit cent extravagances, qui marquaient son désespoir. Elle s'arracha les cheveux, battit ses domestiques, ses enfans, et tous les prisonniers qu'elle rencontra, et, sa colère lui faisant braver le péril, elle courut sur les toits des maisons voisines pour tâcher de découvrir le captif évadé. Le vibaillif, de son côté, donna ordre que les portes fussent fermées et gardées cette nuit prochaine et les suivantes. Après les proclamations à son de trompe, on fit des perquisitions exactes dans presque toutes les maisons, de même qu'à Sainte-Colombe. On écrivit aux magistrats de Lyon et des autres villes où l'on présuma que Servet aurait pu chercher un asile. On n'oublia pas de s'informer s'il avait de l'argent en banque, et tous ses papiers, meubles et effets furent inventoriés et mis sous la main de la justice.

L'opinion commune à Vienne fut que le vibaillif, ami intime de Servet, qui avait guéri sa fille unique d'une dangereuse maladie, favorisa l'évasion du prisonnier. Il est certain que Michel Servet s'était fait beaucoup d'amis à Vienne, qu'il y jouissait d'une grande considération par son habileté dans l'art de la médecine et par la douceur de son caractère, qu'on lui laissa dans sa prison beaucoup de liberté et des sommes considérables d'argent. Enfin, si la procédure instruite contre le geôlier le disculpa de toute complicité, il fut prouvé qu'une de ses servantes avait dit à Benoît Perrin, en présence de plusieurs personnes : « Laquais, allez dire à vostre maistre qu'il se sauve par derrière le jardin (8). »

Après l'évasion de Servet, le procès continua. L'imprimerie clandestine d'Arnollet fut découverte; les balles d'exemplaires de la Restitution du Christianisme, envoyées à Pierre Merrin, à Lyon, furent saisies; enfin le vibaillif prononça sa sentence conformément aux conclusions du procureur du roi. Elle condamnait Michel Servet en la somme de mille livres tournois envers le roy daulphin,

« Et a estre incontinent qu'il sera aprehendé, conduit sur ung tombereau avecque ses livres à jour prochain de marché de la porte du pallaix delphinal par les carefours et lieux accoustumés jusques au lieu de la hasle de la présente cité, et subséquemment en la place appelée le Charnève, et illec estre brûlé tout vif à petit feu, tellement que son corps soit mis en cendre. Et cependant sera la présente sentence exécutée en effigie avecques laquelle seront les dits livres bruslés. »

A partir du 7 avril, jour de l'évasion de Servet, l'histoire perd sa trace pendant plus de trois mois. Isolé dans un pays étranger, condamné à mort, où cet infortuné trouva-t-il un asile? C'était la triste suite de sa position exceptionnelle, de l'audace et de la singularité de ses opinions, qu'il ne pût s'appuyer sur aucun parti, avoir des amis et des défenseurs sur aucune terre européenne. Également odieux aux protestans et aux catholiques, l'Espagne et l'Allemagne lui étaient fermées. Comment sortir de France? Il paraît qu'il s'arrêta au projet de gagner l'Italie, où ses idées avaient une certaine faveur, où peut-être il avait noué des relations, et d'aller s'établir dans le royaume de Naples, placé alors sous la domination espagnole; là, grace à son art de médecin, il aurait trouvé, parmi ceux de sa nation, une clientelle assurée (9). Deux routes étaient devant lui, celle de la Suisse et celle du Piémont. Il eut le malheur de se décider pour la première. Pourquoi la choisit-il? On ne peut le dire avec certitude. Peut-être n'eut-il d'autre motif, sinon que cette route était la plus prochaine et le dérobait plus promptement à la terrible sentence qui était suspendue sur sa vie. Le 16 juillet, il arrive à pied au petit village de Leluysed, où il passe la nuit; le lendemain, il loue un cheval à Salenone, arrive à Genève, descend à l'hôtellerie de la Rose, et demande, à ce qu'il paraît, qu'on lui procure un bateau pour traverser le lac et gagner Zurich. Cependant son séjour se prolonge pendant près d'un mois, et le 13 août, sur la dénonciation de Calvin, il est arrêté.

Comment expliquer ces vingt-sept jours passés à Genève? est-ce un hasard fatal ou une aveugle imprudence, ou des desseins hostiles qui retinrent Servet? venait-il combattre Calvin dans sa capitale même et se liguer avec ses ennemis? En dénonçant une seconde fois Servet, Calvin fut-il une seconde fois l'agresseur, ou se borna-t-il à prévenir une attaque certaine par une offensive hardie? Long-temps obscures, ces questions, sans avoir cessé entièrement de l'être à quelques égards, ont reçu de la critique et du temps des éclaircissemens considérables; mais, pour les résoudre, il faut d'abord se rendre un compte exact de l'état politique et religieux où était Genève au moment où Servet y mit le pied.

Deux partis étaient en lutte ouverte : d'un côté, Calvin, autour duquel se groupaient les ministres et les réfugiés; de l'autre, ceux qu'on appelait les libertins; à leur tête, le capitaine-général Amied Perrin, le fils de l'héroïque Berthelier, et d'autres citoyens considérables de Genève. Le premier de ces partis dominait dans le consistoire, le second dans les conseils (10). Chacun d'eux invoquait des sentimens puissans et s'appuyait sur de graves intérêts. La réforme à maintenir, les moeurs à purifier, telle était la mission où Calvin puisait sa force. A ces puissans ressorts de la religion et de la vertu, les adversaires de Calvin opposaient ceux de la liberté et de la patrie.

Il faut rappeler ici qu'en 1532, lorsque Farel vint prêcher la réforme à Genève, plusieurs causes concoururent au succès de cette audacieuse prédication. La première fut sans doute cette cause générale qui agissait alors sur toute l'Europe, et conviait tous les esprits à une révolution religieuse. La même force, secrète et irrésistible, qui arma Luther à Wittenberg et à Worms, qui soutint Zwingle à Zurich, OEcolampade à Strasbourg, Bucer à Bâle, fit triompher à Genève trois pauvres missionnaires, Farel, Viret et Froment. Mais, indépendamment de cette première cause, générale et européenne, il y en eut une autre, locale et genevoise pour ainsi dire, qui ne servit pas d'une manière peu efficace l'entreprise des réformateurs : c'est qu'en rompant avec le catholicisme, Genève coupait le dernier lien qui la rattachait à la domination savoyarde; par là même, elle resserrait son alliance avec Berne et les autres cantons suisses, et ainsi fortifiait et consacrait irrévocablement son émancipation politique. Voilà le sérieux intérêt qui séduisit à la réforme les citoyens les plus notables de Genève; leurs motifs furent politiques plus que religieux. Comme le dit fort bien un Genevois contemporain, ils étaient plus dévots à la patrie qu'à l'Évangile (11).

En acceptant la réforme, les patriotes genevois n'en avaient pas adopté l'esprit ni prévu les suites, plusieurs même espéraient y gagner une liberté plus grande dans les opinions et les moeurs; mais quand ils virent se développer l'esprit nouveau, quand surtout à Farel, Viret et Froment vint se joindre, en 1536, l'austère et inflexible Calvin, cette religion sombre, qui tenait la créature dans une dépendance et un tremblement continuels, ce culte sévère, impérieux dans ses prescriptions, autant que simple dans ses cérémonies, cette morale presque farouche qui faisait du luxe un crime et de la joie un outrage à Dieu, ces règlemens minutieux sur les moeurs et les costumes, cette inquisition dont l'exil inquiet et vigilant pénétrait jusqu'au foyer domestique; toutes ces mesures qu'amenait l'une après l'autre l'esprit intérieur du calvinisme soulevèrent une vive opposition. Chaque jour, l'influence politique, le gouvernement et l'administration elle-même passaient des mains des laïques en celles des ministres. L'état devenait une théocratie, et les citoyens de Genève n'étaient plus que les sujets d'un petit nombre de ministres, sujets eux-mêmes de Calvin, lequel, appuyé au dehors sur ce bataillon chaque jour plus nombreux de réfugiés accourus de France autour d'un Français, dominait les trois conseils du sein du consistoire et paraissait à la fois le roi et le pontife souverain de la cité (12).

Un parti puissant se forma, appuyé sur l'esprit de localité et sur l'esprit de liberté, conduit par les patriotes les plus illustres de Genève, fort des récens et glorieux souvenirs de la lutte contre la maison de Savoie. Ce parti fut assez fort pour emporter, en 1538, l'exil de Calvin et de Farel; mais, au bout de deux ans, la force des choses ramena dans Genève protestante le législateur du protestantisme, et Calvin profita de ce retour triomphal pour accomplir l'établissement définitif de ses réformes religieuses, politiques et administratives.

La lutte recommença bientôt avec un redoublement de violence. Calvin entreprit de déconcerter ses adversaires par l'audace, la promptitude et la vigueur de ses coups. Amied Perrin se déclare contre lui : il fait citer sa femme devant le consistoire comme menant une vie scandaleuse. Le conseiller Pierre Ameaux se permet de qualifier Calvin de très méchant homme : il est condamné à faire amende honorable la torche au poing. François Favre refuse d'être capitaine des arquebusiers, s'il doit y avoir des Français dans sa compagnie : Calvin le fait jeter en prison. Les libertins d'esprit sont plus cruellement traités encore que les libertins politiques. Bolsec est exilé pour avoir défendu le libre arbitre. Pierre Gruet, pour avoir affiché à Saint-Pierre un écrit dans lequel il attaquait les censures du consistoire, est mis à la torture et condamné, pour crime d'irréligion, à avoir la tête tranchée.

Ainsi le sang de Gruet fumait encore à Genève, quand Servet commit la fatale imprudence de s'y arrêter. D'un autre côté, l'opposition contre Calvin était arrivée à son plus haut degré d'énergie, et le parti des libertins venait de remporter contre lui trois avantages notables. D'abord le conseil des deux cents et le conseil-général avaient exclu du petit conseil un certain nombre de partisans dévoués de Calvin pour y substituer plusieurs de ses plus ardens adversaires. Une seconde victoire, c'était l'ordre de désarmer les étrangers, qui étaient le bras du parti calviniste. Enfin il avait été interdit aux ministres de siéger comme les autres citoyens dans le conseil-général. A toutes ces mesures, où éclate l'opposition de l'esprit laïque contre l'esprit ecclésiastique, et de l'esprit local contre l'influence française, ajoutez qu'au moment même où s'engagea l'affaire de Servet, le consistoire ayant fait défense à Berthelier de se présenter à la cène, on demandait avec instance que ce droit d'interdiction passât du consistoire au petit conseil (13).

Calvin était exaspéré. Il écrivait à cette époque à un de ses amis « Depuis quatre ans, les méchans ont tout fait pour amener peu à peu le renversement de cette église, déjà bien imparfaite. Dès l'origine, j'ai pénétré leurs trames; mais Dieu a voulu nous punir, ne pouvant nous corriger. Voici deux ans que notre vie se passe comme si nous étions au milieu des ennemis déclarés de l'Évangile. »

Ce fut au milieu de cette crise que Servet entra dans Genève. Si l'on en croit ses apologistes, il n'avait nulle intention d'y séjourner. Voltaire dit même (14), sans autre autorité, je crois, que sa vive imagination, que Calvin le fit arrêter au moment où il quittait l'hôtellerie de la Rose pour s'embarquer sur le lac. Également féconds en suppositions arbitraires, les apologistes de Calvin ont soutenu que Servet venait s'unir au parti des libertins pour faire avec eux la guerre à l'ennemi commun. C'est cette thèse qu'un écrivain genevois, M. Rilliet de Candolle, s'est efforcé récemment d'étayer de toutes les ressources d'une adroite érudition, habile à l'industrieux rapprochement des faits et aux inductions spécieuses.

Essayons de démêler la vérité au milieu de ces assertions et de ces conjectures contradictoires. Ce qui est certain, c'est que Servet n'est point venu à Genève avec le dessein de s'y établir. La première preuve que j'en donnerai, c'est sa déclaration expresse et réitérée qui, dans le cours du procès, ne fut en rien démentie, et aux termes de laquelle il se tenoit depuis quelques jours caché à Genève tant qu'il pouvoit, afin de s'en pouvoir aller sans estre cogneu. Il avoit déjà parlé à l'hoste et à l'hostesse pour trouver une barque pour aller tant hault par le lac qu'il pourroit, pour trouver le chemin de Zurich. Une seconde preuve, tout-à-fait décisive, c'est que Calvin, si visiblement intéressé à présenter l'arrivée de Servet à Genève comme un défi et un commencement d'hostilités, Calvin, qui accusa tout haut les libertins d'avoir défendu Servet pendant son procès, Calvin n'a jamais reproché à celui-ci d'être venu à Genève dans le dessein de le combattre. « Il fut conduit à Genève, dit-il, par sa mauvaise étoile, malis auspiciis appulsum (15). » Et ailleurs : « Peut-être qu'il n'avait pas d'autres desseins que de passer par cette ville, car on ne sait pas encore pourquoi il y est venu; il y a été reconnu, et j'ai cru qu'on devait l'arrêter (16). » Voilà des paroles qui font crouler tout l'échafaudage ingénieux de M. Rilliet de Candolle.

Toutefois, s'il est certain que Servet, en mettant le pied dans. Genève, ne voulait que la traverser pour gagner l'Italie, on peut conjecturer avec quelque vraisemblance qu'une fois arrivé, trouvant autour de lui une violente opposition contre Calvin, il se complut dans cette atmosphère favorable et put même caresser l'espoir de réaliser enfin un projet long-temps poursuivi, celui d'engager avec Calvin une controverse publique où il pût montrer au grand jour et faire triompher son système. Un des traits les plus saillans du caractère de Servet, c'était l'ardeur des controverses. A Bâle, il avait provoqué OEcolampade, à Strasbourg, Bucer et Capito. Nous l'avons vu, à Paris, défier Calvin et lui adresser un cartel théologique. Cette occasion manquée, il ne cessa d'en chercher de nouvelles. A Lyon, à Charlieu, à Vienne, sa pensée s'échappait en quelque sorte pour habiter Genève, et on sait qu'il avait engagé avec Calvin, par l'intermédiaire du libraire lyonnais Frellon, une controverse suivie. Quand le réformateur genevois, lassé et irrité tout ensemble, rompit toute correspondance, Servet s'adressa tour à tour à Viret et à un autre collègue de Calvin nommé Abel Poupin. Nous avons lu aux archives de Genève une lettre qu'il écrivait à ce dernier et qui est restée annexée aux pièces du procès. Chose étrange ! Servet y pressent que son zèle pour la polémique lui sera fatal, et, parlant de sa mort comme d'un martyre, il la prophétise à un de ceux qui devaient y concourir. « Je sais, dit-il, je sais comme une chose certaine que je suis destiné à mourir pour confesser la vérité; mais mon ame ne perd point courage, et je veux être en tout un disciple digne du divin maître (17).» - Il semble, en vérité, qu'une fatalité mystérieuse et irrésistible poussât l'infortuné jusqu'au bord de l'abîme. Non content de combattre Calvin par lettres et par livres, il voulait voir en face son adversaire et brûlait d'aller à Genève engager le combat. Il fit demander à Calvin une sorte de sauf-conduit : celui-ci ne répondit qu'en écrivant ces paroles cruellement prophétiques, ces paroles sanglantes dont l'authenticité, long-temps contestée, est aujourd'hui parfaitement établie : « Servet désire venir à Genève sur mon appel et sur ma foi. Je ne lui engagerai point ma parole; car, s'il met le pied à Genève, ou mon autorité est bien peu de chose, ou il n'en sortira pas vivant (19).»

C'est en février 1657 que Calvin écrivait ces lignes. Lors donc qu'en août 1553 Servet arriva à Genève, on peut dire que depuis sept ans le parti de Calvin était pris. Rien d'ailleurs dans la situation présente n'était fait pour l'en détourner; la politique et la haine lui conseillaient la même conduite. Engager la lutte avec ses adversaires sur une question religieuse, c'était un véritable coup de maître. Calvin prévoyait que les libertins ne résisteraient pas au plaisir de défendre contre lui un homme qui se portait son adversaire : personnage savant d'ailleurs, célèbre, persécuté par les catholiques, et dont les doctrines reposaient sur une métaphysique trop subtile pour que des hommes étrangers à la théologie en pussent démêler aisément le vrai caractère et les conséquences. L'affaire une fois engagée, Calvin, dans le domaine de la pure théologie, se sentait fort, non-seulement de l'ignorance de ses adversaires politiques, mais de la supériorité que lui donnait sur la métaphysique obscure, raffinée, téméraire, de Michel Servet, son sens ferme et droit, son érudition exacte, son christianisme simple, logique et précis. Sûr d'avoir raison et de triompher, du même coup il en finissait avec un adversaire mortellement odieux, et il forçait ses ennemis politiques ou à rompre avec leur parti pour s'unir à lui contre un impie, ce qui jetait la division dans leur camp, ou à prendre en main la cause d'un hérétique, ce qui les déshonorait aux yeux de tous les croyans. Ainsi Calvin mettait les intérêts de sa politique et de sa haine sous la protection des intérêts sacrés de la foi (19).

D'ailleurs, il est juste de le dire, Calvin ne croyait pas qu'on pût rien faire de plus légitime et de plus utile que d'étouffer une voix hérétique, et son sentiment sur ce point était celui de tous les hommes du XVIe siècle, particulièrement des principaux réformateurs. C'est sans doute une contradiction sur laquelle on ne peut trop insister, de voir des bout des hommes qu'on eût brûlés à Rome comme hérétiques s'arroger à Genève le droit de punir de mort l'hérésie; mais cette contradiction même prouve la parfaite bonne foi des réformés. Conduits au bûcher pour crime d'impiété, ils protestaient contre la fausse application du droit, mais ils ne contestaient pas le droit lui-même. Ils mettaient d'ailleurs une sorte d'horrible émulation à poursuivre l'hérésie avec autant de zèle et à la frapper avec autant de rigueur que les catholiques; c'était pour eux, c'était surtout pour Calvin une affaire d'honneur. On accusait le législateur de la réforme de détruire le principe de l'autorité religieuse : il mettait sa gloire à faire voir au monde que ce principe entre ses mains n'était point affaibli. Tout concourait donc à disposer Calvin aux plus violentes résolutions, la vengeance, le fanatisme, la politique; ajoutez enfin qu'il s'était déjà trop avancé pour reculer. Logicien dans sa haine comme en toute chose, il ne pouvait épargner à Genève celui qu'à Vienne il avait dénoncé.

Sa résolution arrêtée, Calvin marcha à son but avec une vigueur, une suite et une résolution indomptables. Laissant la ruse, les ménagemens, et tout ce cortége de moyens détournés et de précautions hypocrites qu'il avait employés à Vienne, il leva le masque et combattit à visage découvert. C'est lui qui dénonce Servet aux syndics et le fait arrêter; c'est son secrétaire qui se porte partie civile et à qui il dicte en trente-huit articles l'acte d'accusation de Servet; c'est son propre frère qui donne caution pour l'accusateur. Dès les premiers interrogatoires, Calvin paraît en personne et conduit le débat. Pendant le procès, il prêche contre Servet prisonnier. Quand on consulte les églises suisses, il écrit à ses amis et use de toute son influence pour provoquer les conseils les plus rigoureux. Enfin il ne s'arrête qu'après avoir obtenu contre son adversaire une sentence de mort.

Servet, de son côté, résolut de combattre avec énergie. Si, dès les premiers jours, il eût consenti à s'humilier, avoué ses erreurs, abandonné ses doctrines ou essayé de les atténuer, il est très probable qu'il eût sauvé sa vie. Comme Bolsec en 1551, comme plus tard Gentilis, il en eût été quitte pour une rétractation et l'exil; mais fier, opiniâtre et brave comme un véritable Espagnol, sincère d'ailleurs avant tout et pleinement convaincu de la vérité de ses systèmes, se sentant peut-être aussi soutenu par une opposition puissante, il accepta la lutte, prit même l'offensive et accusa Calvin de l'avoir dénoncé à l'inquisition catholique. Non content de maintenir ses doctrines, il attaqua avec violence celles de Calvin, qui étaient celles de Genève; il alla jusqu'à demander la vie de son adversaire en offrant la sienne pour enjeu; il fit tout en un mot pour exaspérer et pousser à bout un homme qui n'eût point été déjà décidé à se porter jusqu'aux dernières extrémités.

La défaite de Servet était certaine. Au point de vue théologique, le seul où on pût se placer, Calvin avait raison sur tous les points essentiels. Examinez à fond les trente-huit articles de la plainte qui servit de base au procès (20), vous voyez se détacher dans cette foule de chefs d'accusation trois inculpations formidables que Calvin, sous vingt formes différentes, lançait à son ennemi :

Je vous accuse de nier la Trinité;
Je vous accuse de nier la divinité de Jésus-Christ;
Je vous accuse d'être panthéiste.

Sur ces trois points, Calvin avait raison, et il résumait le fond du système. Sur d'autres articles, notamment sur l'immortalité de l'ame, qu'on reprochait à Servet de nier absolument, l'accusé pouvait répondre; mais qu'importaient quelques exagérations de détail quand le fond de l'accusation était absolument irrécusable? Le procès cependant dura trois mois, et l'issue, plus d'une fois, put en paraître douteuse. Suivons rapidement la marche des faits.

Le 13 août 1553, Servet est arrêté. Où et comment? on ne sait. Des légendes populaires ne sont pas des témoignages historiques. Est-il vrai qu'il ait cédé à la curiosité d'assister à une prédication genevoise, et qu'avant le début du prêche il ait été reconnu et dénoncé? Cela est peu probable; mais ce qui est très certain, c'est qu'il fut découvert par les espions de Calvin et que Calvin lui-même requit son emprisonnement de l'un des syndics. Nous le savons par son propre aveu. « C'est sur ma demande, écrit-il à Sulzer, qu'un des syndics le fit conduire en prison, cet homme que sa mauvaise étoile amenait à Genève, et je ne dissimule pas que j'ai cru de mon devoir de faire tout ce qui était en ma puissance pour que cet hérétique obstiné et indomptable fût hors d'état de répandre ses poisons (21). »

Il ne suffisait pas de faire arrêter Servet; il fallait, selon les lois de Genève, trouver un homme qui se portât partie criminelle contre l'accusé et qui consentît non seulement à se constituer prisonnier, mais à risquer, en cas d'acquittement, de subir la peine qu'eût méritée le coupable, c'est-à-dire ici la mort. Plusieurs penseront peut-être qu'il eût été noble à Calvin de jouer sa vie contre celle de Servet; mais ce serait oublier qu'il ne pouvait convenir au chef de la réforme genevoise de traiter avec un homme qu'il poursuivait comme hérétique sur le pied de l'égalité. Écoutons Calvin s'expliquer lui-même : «Que les malveuillans ou mesdisans iargonnent contre moy tout ce qu'ils voudront, si est-ce que ie déclare franchement... que pour faire venir un tel homme à raison, ie fis qu'il se trouva partie pour l'accuser (22). »

Cet homme fut son propre secrétaire, Nicolas de La Fontaine, qu'il appelle nettement un homme à lui, Nicolaus meus (23). Au surplus, Calvin n'avait aucun doute sur l'issue du procès : « J'espère, écrivait-il à son ami Farel dès le 20 août, que la peine sera capitale (24). »

Le lendemain de l'arrestation, le seigneur lieutenant Pierre Tissot se rendit à l'évêché où Servet et La Fontaine étaient emprisonnés et interrogea l'accusé. La base de cet interrogatoire et de tout le procès, ce fut une plainte évidemment dictée par Calvin à son secrétaire et où la vie et la doctrine de Servet se résumaient en trente-huit articles qui formaient autant de chefs d'accusation d'une précision et en général d'une exactitude accablantes. Les réponses de Servet furent consignées sur un procès-verbal, après quoi «le dict de La Fontaine et le dict Servet ont été remis à Jehan Grasset, serviteur de carcerier, à peine de sa vie, comme criminels. Et a déclairé le dict Servet qu'il a remys au dict Grasset nonante sept escus soleil, item une chesne dor poilant environ vingt escus, item six anneaux dor. » Cet argent et ces bijoux, qui se composaient d'une « grande torquoisse, un saphyr blanche, une table de dyamant, un rubys, une grande emyraude du Perruz, ung anneaulx de cornaline à caicheter (25)» furent, non pas volés, comme le conte Voltaire (26) mais déposés entre les mains de Pierre Tissot, qui en rendit à la seigneurie un compte exact quand le procès fut terminé.

Le 15 août, Servet comparaît devant le petit conseil. Interrogé de nouveau sur chacun des trente-huit articles, il reproduit ses réponses elles sont remarquables de franchise et d'habileté. Il ne dissimule rien, ne rétracte rien; mais il présente ses opinions sous le jour le plus spécieux, glisse sur les questions théologiques, et s'applique à montrer en lui un savant paisible, un homme d'étude et de cabinet, objet de la haine personnelle de Calvin. Il accuse hautement le réformateur de l'avoir dénoncé à Vienne, « tellement qu'il n'a tenu audict Calvin qu'il nayt été bruslé tout vifz (27). »

Bien que ce système de défense fût habilement approprié à une assemblée plus politique que théologienne, et où Calvin avait beaucoup d'ennemis, le conseil jugea l'accusation assez fondée pour ordonner la mise en liberté de La Fontaine sur caution. Nous avons dit que cette caution fut fournie par le propre frère du réformateur, Antoine Calvin,

On peut conjecturer que l'accusation qui parut la plus grave au conseil fut celle qui passerait aujourd'hui pour la plus légère, je veux dire l'accusation relative au baptême des petits enfans. Servet se trouvait malheureusement d'accord sur ce point avec les anabaptistes, secte détestée qui avait failli perdre le protestantisme en l'égarant des questions religieuses aux questions sociales, en niant avec l'autorité de l'église celle du magistrat et avec le baptême la propriété. C'était une bonne fortune pour Calvin, que de signaler un trait d'analogie entre son adversaire et des sectaires factieux. Servet ne sut pas ou plutôt ne voulut pas éviter l'écueil. Sommé de répondre s'il a enseigné « que le baptesme des petis enffans est une invention diabolique, une faulseté infernalle pour destruire toute la chrestienté, - confesse avoir dict et escript tout le dict interrogat (28). »

Le lendemain, 16 août, l'audience du conseil est reprise, et nous y voyons paraître pour la première fois deux personnages importans, Colladon et Berthelier; Colladon, le bras droit de Calvin, comme lui réfugié et Français, comme lui jurisconsulte, et comme lui aussi fanatique et sans pitié. Il prend place au sein de l'assemblée en qualité de parlier ou avocat de La Fontaine. Berthelier préside le conseil. Le parti des libertins et des patriotes, dont il est avec Amied Perrin le plus illustre chef, est en face du parti des réfugiés et des vrais calvinistes, personnifié dans Colladon. Il paraît que Berthelier ne cacha pas son intention de servir d'appui à l'accusé. Aussi, à la séance suivante (17 août), Calvin se présente et vient combattre de sa personne, escorté d'un certain nombre de ministres.

On ne saurait donner aujourd'hui une juste idée de ces étranges débats où les passions les plus ardentes se recouvrent, pour ainsi dire, d'une croûte épaisse de pédantesque érudition, où la théologie la plus raffinée fournit seule les armes dont les deux adversaires cherchent à se frapper mortellement. A des inculpations sérieuses se mêlent d'atroces chicanes. Ainsi, Colladon et Calvin ne rougissaient pas d'imputer à Servet, comme un crime, une phrase de la géographie de Ptolémée, éditée par ses soins, où la Terre-Sainte est représentée comme une contrée stérile, à l'encontre du récit de Moïse, qui en vante la fertilité. C'est là, disaient à Servet ses accusateurs, le discours d'un athée. - « Oncq n'ai fait que translater, répondait l'accusé, c'est Ptolémée qui est athéiste. » Sur quoi Calvin, prenant la parole : « Je fus bien aise, dit-il, de clore la bouche à ce mécréant, et je lui demandai pourquoi alors il avait signé le travail d'un autre. Tant y a que ce villain chien, estant ainsi abattu par si vives raisons, ne put que torcher son museau en disant Passons outre, il n'y a point là de mal (29). »

Calvin raconte un autre incident de la discussion, où, comme on pense bien, tout l'avantage est de son côté. Il s'agissait de savoir si les pères antérieurs au concile de Nicée, notamment saint Justin, avaient reconnu explicitement la Trinité. Servet soutenait la négative, et non sans raison. Calvin, à l'appui de la thèse contraire, apporte un passage de l'écrivain grec :

« Or, nous dit-il, cest habile homme de Servet, qui se glorifiait partout d'avoir le don des langues, sent presque aussi bien lire en grec qu'un enfant qui serait à l'a, b, c. Se voyant prins au trébuschet avec grande confusion, demanda en colère la translation latine.- Je respondi qu'il n'en y avoit point, et que lamais homme n'en avoit imprimé. Sur quoy je prins occasion de lui reprocher son impudence. - Que veut dire cecy? Le livre n'a point esté translaté en latin et tu ne sais lire en grec? Néantmoins tu fais semblant d'avoir familièrement conversé en la lecture de Iustin. Je te prie, d'où te viennent ces tesmoignages que tu produis si franchement comme si tu avois l'autheur en ta manche? - Luy, avec son front d'airain selon sa coustume, sauta du, coq à l'asne et ne donna le moindre signe du monde d'estre touché de vergongne (30). »

Si ce récit n'est pas entièrement véridique, il est très propre du moins à peindre cette espèce de pédanterie féroce qui fit le caractère de tout le débat. Une discussion plus sérieuse s'engagea sur l'article du panthéisme. Servet, à qui son adversaire reprochait de ne pas séparer Dieu du monde, essaya de se tirer d'affaire, comme tant d'autres l'ont fait et le font encore après lui, en disant qu'il reconnaissait entre Dieu et le monde une distinction formelle et un intermédiaire nécessaire, savoir, les idées (32); mais, vivement pressé par Calvin, emporté d'ailleurs par sa conviction, il s'écria que toutes choses, même le pavé que nos pieds foulent, sont de la propre substance de Dieu.

Le résultat de la séance du 16 août fut de mauvais augure pour Servet : le conseil décida que Nicolas et sa caution étaient libérés de toute responsabilité. Servet cependant ne perd point courage. Averti par l'effet terrible qu'a produit contre lui le soupçon d'anabaptisme, il voit où est le péril, et essaie de le conjurer. Dès le lendemain, il adresse au conseil une requête où il représente avec force qu'il n'est point un séditieux, mais un savant paisible; qu'une opinion n'est pas un crime; « que c'est une novelle invention ignorée des apostres et disciples, et de l'église ancienne, de faire partie criminelle pour la doctrine de l'Écriture, ou pour questions procédantes d'icelle. » S'il s'est trompé, qu'on le bannisse, comme on faisait autrefois les hérétiques. «En oultre que les anabaptistes séditieux contre les magistrats, et qui voliont faire les choses communes, il les a toujours reprouvés et reprouve. » Enfin, « pour ce qu'il est estranger, et ne suit les costumes de ce pays, ni comme il fault parler et procéder en jugement, vous supplie humblement luy doner un procureur, lequiel parle pour luy. Ce fesant farés bien, et nostre Seigneur prospérera vostre république. »

Le conseil fut sourd à cette requête, pourtant si légitime. Le procureur-général Rigot, qu'on croit avoir été un des partisans déclarés de Calvin, motiva par les raisons les plus cruellement futiles un refus qui était un véritable déni de justice. « Veu qu'il sait si bien mentir, n'y a raison à ce qu'il demande ung procureur. Car qui est celuy qui luy peust ou voullust assister en telles impudentes menteries et horribles propos? Joinct aussi qu'il est deffendu par le droict, et ne fut jamais veu, que tels séducteurs parlassent par interposition de procureur. Et davantage, n'y a ung seul grain d'apparence d'innocence qui requiere ung procureur. Parquoy doibt sur le champ estre débouté de telle requeste tant inepte et impertinente, et respondre pertinemment sur les articles suyvantz. » Ces nouveaux articles donnèrent lieu, du 23 août au 1er septembre, à une nouvelle série d'interrogatoires, où non-seulement la doctrine de Servet, mais sa vie et sa personne, devinrent l'objet de l'inquisition la plus soupçonneuse et la plus minutieusement sévère. On en jugera par les extraits suivans :

« Dix-huitième interrogat. - S'il a esté marié et s'il respond que non, sera interrogé, veu son âge, comment il s'est peu tant longuement contenir de se marier.

« Respond Servetus : Que non jamais, et que c'est pour ce qu'il ne se sentoit pas potent, quum ex una parte ablatus, ex altera ruptus esset.

« Dix-neuvième interrogat. - Attendu qu'il se trouvera qu'il a mené vie dissolue, et qu'il n'a heu zèle ny cure de vivre chastement et en vray chrestien, qui c'est qui l'a meu et incité à traicter tant avant des choses principales et fondement de la religion chrestienne.

« Respond Servetus : Qu'il a esté estudiant de saincte Escriture, ayant zèle de vérité et pense avoir vescu comme ung chrestien.

« - En jouant avec l'hôtesse de la Rose, vous avez dit qu'il y avoit assez de femmes sans se marier. - Vrayment, dit Servet, j'ai tenu ce propos et gaudissois pour donner à entendre quod impotens non eram, car je n'avois que faire de le laisser savoir. »

Ces nouveaux interrogatoires n'ayant donné aucun résultat décisif, il fut résolu que la discussion théologique serait reprise, mais cette fois par écrit, et que les pièces en seraient mises sous les yeux des églises suisses, à qui Servet en avait appelé.

Ce débat remplit presque tout le mois de septembre. Cependant la lutte du parti des libertins contre Calvin était arrivée au dernier degré de violence. Il semble que Servet, quoique séparé de l'extérieur avec une sévérité rigoureuse, au point qu'on avait fait murer les fenêtres de sa prison (32); il semble, dis-je, qu'il ait entendu un écho de cet orage, quand on le voit adresser à ses juges une série de lettres où à un tableau déchirant de ses souffrances se joignent des paroles de colère et presque de rage contre son ennemi :

« Mes très-honorés seigneurs,

« Je vous supplie très-humblement que vous plaise abréger ces grandes dilations, ou me mettre hors de la criminalité. Vous voyès que Calvin est au bout de son roulle, ne sachant ce que doyt dire, et pour son plaisir me voult icy faire pourrir en la prison. Les poulx me mangent tout vif, mes chausses sont descirées et n'ay de quoy changer, ni perpoint, ni chemise, que une méchante....

« Messeigneurs, je vous avoys aussi demandé un procureur ou advocat, comme aviés permis à ma partie, laquiele n'en avoyt si à faire que moy, que je suis estrangier, ignorant les costumes de ce pays. Toutefois vous l'avez permis à luy, pas à moy, et l'avès mis hors de prison davant de cognoistre. Je vous requier que ma cause soyt mise au conseil de deux-cents aveque mes requestes; et si j'en puis appeler là, j'en appelle, protestant de tous despans, dommages et in¬térès, et de poena talionis, tant contre le premier accusateur que contre Calvin, son maistre, que a prins la cause à soy.

« Faict en vos prisons de Genève, le 15 septembre 1553.

« Michel Servetus,

« En sa cause propre. »

Ne recevant ni réponse, ni soulagement, Servet redouble ces plaintes déchirantes et ces violentes récriminations :

« Très honorés seigneurs (33),

« Je suys détenu en accusation criminelle de la part de Jehan Calvin, le quiel ma faulsamant accusé, disant, que javes escript

« Que les ames estiont mortelles. Et aussi

« Que Jesu Christ navoyt prins de la Vierge Maria que la quatriesme partie de son corps.

« Ce sont choses horribles et exécrables. En toutes les aultres hérésies et en tous les aultres crimes, nen a poynt si grand que de faire lame mortelle. Car a tous les aultres il y a sperance de salut, et non poynt a cestui cy. Qui dict cela, ne croyt poynt qu'il y aye Dieu, ni iustice, ni résurrection, ni Jesu Christ, ni sainte escripture, ni rien : sinon que tout e mort, et que home et beste soyt tout un. Si javes dict cela, non seulement dict, mays escript publicamant, pour enfecir le monde, je me condêntres moy mesme a mort.

« Pour quoy, messeigneurs, je demande que mon faulx accusateur soyt puni poena talionis, et que soyt detenu prisonnier comme moy, jusques a ce que la cause soyt diffinie pour mort de luy ou de moy, ou aultre poine. Et pour ce faire je me inscris contre luy a la dicte peine de talion. Et suys content de morir, si non est convencu, tant de cecy, que d'autres choses, que je lui mettre dessus. Je vous demande iustice, messeigneurs. Justice, iustice, iustice.

«Fait en vous prisons de Geneve, le 22 de septembre 1553.

« Michel Servetus,

« En sa cause propre. »

Les cruelles souffrances de Servet avaient exaspéré son ame et troublé son esprit. Quand vint la réfutation écrite de Calvin, au lieu d'y répondre, il se borna à couvrir les marges du manuscrit et les intervalles des lignes d'invectives redoublées : «Tu en as menti. - Tu rêves. - Tu extravagues. - Tu m'imposes ceci impudemment. - Méchant brouillon! O l'impudent! O Simon le magicien ensorcelé! Tu en as mentit tu en as menti ! » A la fin de cette pièce étrange, au-dessous des noms des treize ministres qui avaient signé avec Calvin, on lit ces lignes fières et courageuses : « Michel Servetus signe seul, mais il a dans le Christ un protecteur assuré (34). »

Il est évident qu'en renonçant à répondre, en ne repoussant une réfutation précise, régulière, que par des injures et des démentis, Servet courait à sa perte. Comptait-il obtenir, au prix de ces violences, la protection du parti libertin? Était-il informé de la situation critique de Calvin? Recevait-il d'Amied Perrin et de Berthelier des avertissemens et des conseils par l'intermédiaire du geôlier ou soudan de la prison, Claude de Genève, qui, à ce qu'il paraît, était de leur parti? Ce sont là des conjectures que d'habiles rapprochemens peuvent rendre assez spécieuses (35); mais si un parti puissant encourageait Servet, si le geôlier s'intéressait à lui, pourquoi faisait-on murer les fenêtres de sa prison? pourquoi le laissait-on dans un si cruel dénûmnent, sans linge, sans secours et presque sans vêtemens? Était-ce le moyen de soutenir son courage? Ce qui prouve du moins qu'il y avait dans le conseil un parti qui s'opposait aux violences de Calvin, c'est que ce fut malgré lui, nobis reclamantibus, dit-il lui-même, que fut prise la résolution de communiquer aux églises suisses les pièces de la discussion et de leur demander leur avis.

Dans l'affaire de Bolsec, l'église de Berne, consultée, avait adressé aux Genevois cette noble et mémorable réponse (1551) :

Plus nous y réfléchissons, plus nous sommes convaincus qu'il ne faut pas procéder avec trop de sévérité contre ceux qui sont dans l'erreur, de peur qu'en voulant maintenir à tout prix la pureté des doctrines, nous ne manquions à la règle de l'esprit du Christ... Christ aime la vérité, mais il aime aussi les ames, même lorsqu'elles s'égarent... Nous approuvons votre zèle pour maintenir la vérité, toutefois nous vous conjurons de réfléchir combien on ramène mieux les esprits dans le droit chemin par la mansuétude que par la rigueur... »

Pourquoi la réforme n'est-elle pas restée fidèle à ces maximes vraiment évangéliques? pourquoi l'ame de Calvin ne s'est-elle pas ouverte une seule fois à cet esprit de douceur et de pardon? Loin de là : l'unique préoccupation de ce coeur implacable, c'est que les églises suisses ne conseillent pas la mort; et, comme il n'avait pas hésité à prêcher publiquement contre son adversaire absent et prisonnier (36), il employa toute son influence à obtenir des églises suisses des paroles qui fussent mortelles pour un ennemi déjà vaincu. Ses lettres à Bullinger, chef de l'église de Zurich, et à Sulzer, pasteur de Bâle, attestent l'excès de son acharnement. Nous voyons par la réponse de Bullinger que Calvin, feignant un profond découragement, annonçait, comme dans toutes les occasions critiques, qu'il allait se retirer

« Le récit de Walter, mon gendre, m'a rendu triste et inquiet; n'abandonne pas, je t'en conjure, une église qui renferme tant d'hommes excellens. Supporte tout à cause des élus; pense quelle joie ta retraite produirait chez les adversaires de la réforme, et de quels périls elle serait accompagnée pour les réfugiés français. Reste; le Seigneur ne te délaissera pas. Aussi bien a-t-il offert au très magnifique conseil de Genève une bien favorable occasion de se laver, lui et l'église, de la souillure de l'hérésie en livrant entre ses mains l'Espagnol Servet. Si on le traitait comme mérite de l'être un impudent blasphémateur, le monde entier déclarerait que les Genevois ont en horreur les impies, qu'ils poursuivent du glaive de la justice les hérétiques vraiment obstinés, et qu'ils maintiennent ainsi la gloire de la majesté divine. Toutefois, lors même qu'ils n'agiraient pas ainsi, tu ne devrais point, en quittant cette église, l'exposer à de nouveaux malheurs. »

Les manoeuvres de Calvin réussirent. Les quatre églises consultées furent unanimes à reconnaître la culpabilité de Servet et à conseiller une répression énergique.

Berne disait : « Nous prions le Seigneur qu'il vous donne un esprit de prudence, de conseil et de force, afin que vous mettiez votre église et les autres à l'abri de cette peste, et qu'en même temps vous ne fassiez rien qui puisse paraître malséant chez un magistrat chrétien. »

C'était indiquer l'exil ou du moins le supplice capital adouci. Zurich était plus sévère : « Nous pensons que vous devez déployer beaucoup de foi et beaucoup de zèle, surtout parce que nos églises ont au dehors la mauvaise réputation d'être hérétiques et favorables à l'hérésie; mais la sainte providence de Dieu vous offre à cette heure une occasion de vous laver, ainsi que nous, de cet injurieux soupçon, si vous savez être vigilans et habiles à prévenir la propagation ultérieure de ce venin; nous ne doutons pas qu'en effet vos seigneuries n'en agissent ainsi. »

Schaffouse abondait dans le même sens : « Nous ne doutons pas que vous ne réprimiez, selon votre louable prudence, la tentative de Servet, afin que ses blasphèmes ne rongent pas comme une gangrène les membres du Christ; car employer de longs raisonnemens à détruire ses erreurs, ce serait délirer avec un fou. »

Bâle enfin demandait explicitement la mort : « S'il se montre incurablement ancré dans ses conceptions perverses, réprimez-le selon votre charge et le pouvoir que vous tenez de Dieu, de telle sorte qu'il ne puisse plus dorénavant inquiéter l'église du Christ et que la suite ne devienne pire que le commencement. Le Seigneur vous accordera pour cette fin son esprit de force et de sagesse. »

Telle fut la réponse des églises; les gouvernemens, qu'on avait également consultés, donnèrent dans un langage plus réservé un avis analogue. Cette unanimité fut le dernier coup pour l'infortuné Servet. Le 25 octobre, veille de la sentence suprême, Calvin écrivait à Bullinger : « On ne sait ce qui adviendra de l'individu. Je suppose cependant que son jugement sera rendu demain en conseil, et qu'il sera après-demain conduit au supplice. »

En effet, le 26 octobre, le conseil s'assemble solennellement au grand complet. Amied Perrin le préside. Il tente un dernier effort pour sauver Servet (37). Il demande d'abord qu'il soit déclaré innocent et absous. Vaincu sur ce point, il propose, comme Servet l'avait demandé par le conseil peut-être des libertins, que la cause soit portée au tribunal des deux cents, où le parti hostile à Calvin était en majorité. Une seconde fois vaincu, il essaie de faire adoucir le supplice, et il paraît que c'était aussi le désir de Calvin (38); mais, soit que le conseil voulût suivre la lettre de la loi, qui condamnait les hérétiques au feu, soit qu'il tînt à honneur de ne pas rester au-dessous de la sévérité des inquisiteurs catholiques, l'opinion la plus cruelle prévalut, et il fut décidé que Genève aurait aussi son auto-da-fé.

Servet n'était nullement préparé à cet épouvantable dénoûment. La conviction profonde où il était de l'innocence et de la vérité de ses doctrines, plus peut-être que l'appui des libertins, l'avait jeté dans l'illusion; il espérait. Si l'on en croit le récit de Calvin, la nouvelle de sa condamnation accabla son unie, et il tomba dans un désespoir sans dignité :

« Quand on lui eust apporté les nouvelles de mort, il estoit par intervalle comme ravi; après il jettoit des soupirs qui retentissoient en toute la salle. Parfois il se mettoit à hurler comme un homme hors de sens. Brief, il n'y avoit non plus de contenance qu'en un démoniaque. Sur la fin, le cri surmonta tellement, que sans cesse, en frappant sans poitrine, il crioit à l'espagnolle : Misericordia! misericordia! »

Il est permis de ne pas prendre à la lettre ce récit où une haine qui triomphe étale avec complaisance l'humiliation du vaincu. Le doute augmente, quand on voit l'inébranlable résolution de Servet à ne démentir aucune de ses opinions; qu'il n'ait pas voulu trahir sa foi, qu'il ait refusé de s'humilier devant un ennemi orgueilleux et cruel, ces deux sentimens sont nobles et ne sauraient partir d'une ame commune.

Farel, accouru de Lausanne à la voix de Calvin pour suivre le condamné jusqu'au moment suprême, fit d'incroyables efforts pour obtenir une rétractation. Il conseilla à Servet de demander une entrevue à Calvin, espérant qu'à eux deux ils vaincraient l'obstination de l'Espagnol. Nous ne connaissons que par Calvin les détails de cette entrevue.

Le réformateur entre dans la prison, précédé de deux conseillers qui demandent à Servet ce qu'il peut avoir à dire à Calvin. - Solliciter mon pardon, répond le condamné. Sur quoi Calvin s'adressant à Servet : « Je proteste que je n'ay jamais poursuivi contre toy aucune injure particulière. Tu dois te ramentevoir qu'il y a plus de seize ans, estant à Paris, ie ne me suis point espargné de te gagner à nostre Seigneur, et si tu t'estois accordé à raison, ie me fusse employé à te réconcilier avecque tous les bons serviteurs de Dieu. Tu as fui alors la lucte, et ie n'ay laissé pourtant à t'exhorter par lettres; mais tout a esté inutile, tu as ietté contre moy ie ne say quelle rage plustôt que colère. Du reste, ie laisse là ce qui concerne ma personne. Pense plustost à crier merci à Dieu que tu as blasphémé en voulant effacer les trois personnes qui sont en son essence; demande pardon au Fils de Dieu que tu as défiguré et comme renié pour sauveur. »

A ce langage composé et hautain, Servet sentit que tout espoir était perdu, et il garda le silence. Il se rappelait sans doute avec amertume la dénonciation aux inquisiteurs de Vienne, démenti irrécusable de cette hypocrite et fastueuse hauteur d'ame dont se parait Calvin devant son ennemi terrassé.

Avant de conduire Servet au supplice, on vint lui lire sa sentence. Il s'écria qu'il avait erré par ignorance, et supplia qu'on le fît périr par l'épée. Farel lui dit alors que, pour obtenir cette grace, il devait avouer sa faute et en témoigner du repentir; mais rien ne put fléchir sa volonté, et Farel en ressentit une telle colère, qu'il le menaça de ne pas le suivre jusqu'au bûcher, s'il s'obstinait à soutenir son innocence. Servet ne répondit qu'en courbant la tête.

Le cortége traversa la ville, en sortit par la porte Saint-Antoine, et se dirigea vers la place du Champel où était dressé le bûcher. Servet marcha d'un pas ferme, toujours en prière, et s'écriant, comme pour confesser sa foi jusqu'au dernier moment : O Dieu, sauve mon ame! O Jésus, fils du Dieu éternel, aie pitié de moi!

Arrivé en vue du bûcher, il tomba à genoux et pria Dieu ardemment. Tandis qu'il priait, Farel, s'adressant à la foule du peuple, s'écriait : «Voyez quelle force a Satan, quand il possède quelqu'un. Cet homme est grandement savant, et il a peut-être cru marcher dans la bonne voie, mais il est maintenant possédé du diable; prenez garde qu'il ne vous en arrive de même. » Lorsque Servet eut achevé de prier et se fut relevé, Farel, espérant encore qu'il rétracterait ses opinions, l'engagea à parler au peuple; mais Servet se borna à s'écrier : O Dieu! ô Dieu! - Sur quoi Farel lui demanda s'il n'avait rien autre à dire. - Que puis-je parler, répondit-il, d'autre chose que de Dieu? - Farel l'exhorta à invoquer Jésus-Christ, non plus comme fils du Dieu éternel, mais comme fils éternel de Dieu, c'est-à-dire comme verbe incarné, comme homme-Dieu, ce qui eût été une rétractation de sa doctrine; il refusa constamment. Le bourreau le plaça sur le bûcher, au milieu de fagots de chêne encore verts et de branches d'arbre garnies de leurs feuilles. Un pieu s'élevait au centre du bûcher; Servet y fut attaché par une chaîne de fer, et son cou y fut fixé par une corde épaisse qui faisait quatre ou cinq tours. On avait placé sur sa tête une couronne de chaume couverte de soufre, et son livre de la Restitution du Christianisme avait été lié à sa cuisse. Il pria le bourreau de ne pas le faire souffrir long-temps. Celui-ci mit d'abord le feu en face du condamné et ensuite tout autour de lui. En voyant s'allumer le bûcher, l'infortuné poussa un cri si déchirant, qu'il glaça tout le peuple de terreur. Il souffrit long-temps et criait d'une voix lamentable : Jésus, fils de Dieu éternel, ayez pitié de moi! On dit que, pour abréger ses souffrances, quelques gens du peuple allèrent chercher du bois mort et le jetèrent dans le bûcher. Après une demi-heure d'affreux tourmens, il expira.

La tradition populaire qui représente Calvin caché derrière une fenêtre pour repaître ses regards du supplice de Servet ne repose sur aucun témoignage authentique; mais il est permis d'y voir une vive et symbolique image de l'acharnement que déploya Calvin, même après la condamnation de son ennemi. Voici en quels termes il raconte sa mort. Ce sera un dernier trait pour achever le tableau :

« Au reste, afin que les disciples de Servet ou des brouillons semblables à luy ne se glorifient point en son opiniastreté furieuse, comme si c'étoit une constance de martyr : il faut que les lecteurs soyent advertis qu'il a monstré en sa mort une stupidité brutale, dont il a été facile de iuger que jamais il n'avoit parlé n'y escrit à bon escient, comme s'il eust senti de la religion ce qu'il en disoit... Quand ce veint au lieu du supplice, nostre bon frère M. Guillaume Farel eut grand peine à arracher ce mot, que il se recommandast aux prières du peuple, afin que chascun priant avec luy. Or cependant ie ne say en quelle conscience il le pouvoit faire, estant tel qu'il estoit : car il avoit escrit de sa main la foy qui regne icy entre diabolique; qu'il n'y a ne Dieu, ne église, ne chrestienté, pource qu'on y baptize les petits enfans. Comment doncques est-ce qu'il se conjoignoit en prières avec un peuple duquel il devoit fuir la communion, et l'avoir en horreur?... Servet prioit comme au milieu de l'église de Dieu. En quoy il montroit bien que ces opinions ne lui estoyent rien. Qui plus est, combien qu'il ne feist jamais de dire un seul mot pour maintenir sa doctrine ou pour la faire trouver bonne, je vous prie que veut dire cela, qu'ayant liberté de parler comme il eust voulu, il ne feit nulle confession ne d'un costé ne d'autre, non plus qu'une souche de bois? Il ne craignoit point qu'on luy coppast la langue, il n'estoit point baaillonné, on ne lui avoit point défendu de dire ce que bon lui sembleroit. Or, estant entre les mains du bourreau, combien qu'il reffusast de nommer Jésus-Christ fils éternel de Dieu, en ce qu'il ne déclaira nullement pourquoy il mouroit, qui est-ce qui dira que ce soit une mort de martyr (39)? »

Je ne crois pas que le fanatisme théologique ait jamais rien inspiré de plus froidement atroce que ces paroles. - Quoi! dirais-je à Calvin, il ne vous a pas suffi d'ôter la vie à Servet, vous voulez encore déshonorer sa mort! Que vous ayez fait la guerre à ses idées, je le comprends, vous les croyiez fausses; que vous détruisiez ses écrits, les tenant pour dangereux, j'y consens encore, bien qu'il eût suffi de les réfuter. Que vous portiez la main sur sa personne, que vous punissiez une erreur d'esprit du dernier supplice, c'est un attentat dont vous partagez la responsabilité avec tout votre siècle. Mais après avoir frappé un infortuné dans ses idées, dans ses livres, dans sa vie, respectez au moins son honneur. Prouvez qu'il professe un système absurde, téméraire, impie, mais ne contestez pas sa bonne foi. Dites qu'il blasphème, ne dites pas qu'il ment.

Cette sincérité dont vous voulez dépouiller votre ennemi, comme du seul bien qui lui reste, elle éclate partout : dans ses livres, où à vingt-deux ans d'intervalle, la même doctrine reparaît, toujours plus ardente et plus assurée; dans ses lettres à Bucer et à OEcolampade, qu'il fatigue et irrite de ses objections persévérantes; dans ses interrogatoires, où, en adoucissant quelquefois les formes de sa théorie, il en maintient expressément le fond; dans son appel aux églises suisses, qu'il se flatte de ramener à ses sentimens; enfin, dans son refus inébranlable de rien rétracter, avant et après la sentence mortelle. Vous ne voulez voir dans cette constance que l'opiniâtreté d'un orgueil qui refuse de s'humilier. Mais quoi! Servet n'a-t-il pas consenti à faire fléchir devant vous cette fierté espagnole que vous lui imputez à crime? ne l'avez-vous pas vu à vos pieds? ne vous a-t-il pas demandé pardon? Qu'est-ce qui luttait en lui contre vos instances, unies à celles de Farel, quand vous lui demandiez une abjuration, avec la vie pour récompense? Était-ce encore l'orgueil? Évidemment non. C'était sa conscience et sa foi.

Pour effacer ces marques éclatantes d'un véritable martyre, à quels misérables subterfuges avez-vous recours? Vous lui reprochez d'avoir prié Dieu. Mais que pouvait faire, hélas! cet infortuné, sans patrie, sans famille, sans un seul ami, en face de la mort la plus cruelle, sinon d'élever ses yeux vers le ciel, son unique asile, et d'invoquer le nom du divin maître qui a appris aux hommes à bien mourir? Vous triomphez des gémissemens de la victime; mais Jésus-Christ lui-même n'a-t-il point sué une sueur de sang au jardin des Oliviers? Ne s'est-il point écrié : Mon père, éloignez de moi ce calice?

Pourquoi, dites-vous, ne confessait-il pas sa croyance? Était-il bâillonné? Craignait-il qu'on lui coupât la langue? - Reproche dérisoire autant qu'inhumain! Ne semblerait-il pas qu'on faisait une grace à cet infortuné que le bourreau allait brûler vivant à petit feu, en ne le mutilant pas! Et d'ailleurs, ce peuple qui entourait Servet était-il en état de le comprendre? Lui-même avait-il la force de parler? Après trois mois de captivité, livré au fond d'un cachot au plus affreux dénûment, pouvait-il sortir de ce corps martyrisé une voix capable de se faire entendre au peuple et de lutter contre celle de Farel? Le refus obstiné qu'il opposait aux adjurations et aux menaces de ce fanatique n'était-il pas une protestation suffisante et une confession publique de sa foi? C'est donc en vain que vous opposez à cette mort héroïque et touchante les scrupules affectés d'une théologie étroite. Avant d'être calviniste, il faut être homme. Au-dessus de toutes les communions particulières, il y a une autre communion universelle et sainte, la communion de la justice et de l'humanité. Cet homme qui meurt pour une idée, ces gens du peuple qui prient avec lui et qui, touchés de ses souffrances, s'efforcent de les abréger, ils appartiennent au même titre à l'église de Dieu. Mais vous, Calvin, qui dénoncez un adversaire personnel à l'inquisition catholique, vous qui demandez la mort quand l'exil eût suffi, vous qui prêchez contre Servet absent et sous le poids d'une sentence capitale, quand vous mettez le comble à tant de noirceurs en venant contester contre l'évidence la bonne foi de votre ennemi, pour travestir et déshonorer ses derniers momens, vous n'appartenez point, non, j'ose l'affirmer au nom de ma foi profonde en un principe éternel de bonté et de justice, vous n'appartenez point à l'église de Dieu.

Si sévère toutefois que doive rester le jugement de l'histoire pour la conduite de Calvin, il ne serait point juste de concentrer sur lui seul la responsabilité du bûcher de Servet. On a vu que les églises suisses contribuèrent à décider le conseil de Genève à porter une sentence de mort. Les églises allemandes ne furent pas plus tolérantes. Melanchthon, le doux Melanchthon, complimenta hautement Genève et Calvin) (40). Vingt ans auparavant, OEcolampade, Capito, Zwingle, avaient maudit la doctrine et la personne du scélérat espagnol. Bucer avait dit en pleine chaire qu’on ne pouvait discuter avec ce démon et qu'il fallait lui arracher les entrailles et l'écarteler. Tel était l'esprit de cette rude époque. Catholiques et protestans, personne ne doutait qu'une erreur en religion ne fût un attentat punissable et ne dût être réprimée par le magistrat. Il faut entendre le protestant Farel s'écrier : « Parce que le pape condamne les fidèles pour crime d'hérésie, il est absurde d'en conclure qu'il ne faut pas mettre à mort les hérétiques..... Pour moi, j'ai souvent déclaré que j'étais prêt à mourir, si j'avais enseigné quoi que ce soit de contraire à la saine doctrine (41). » On a pu remarquer que Servet, lui aussi, adoptait les maximes de ses bourreaux : «Si j'avais prétendu que l'ame fût mortelle, écrivait-il au conseil de Genève, je me condamnerais moi-même à mort. » Siècle étrange et terrible où toute pensée devient un crime, où au nom de l'Évangile chaque parti lance à tous les autres l'anathème et la mort! Je ne sais si les derniers excès du fanatisme politique ont pu jamais égaler cet effroyable débordement du fanatisme religieux, et la Terreur seule peut nous donner quelque idée des sanglans orages du XVIe siècle.

On a fait honneur à Luther d'avoir proclamé des maximes plus humaines. « J'ai horreur du sang, disait-il en effet dans les commencemens de sa carrière. Pourquoi tuer les faux prophètes, quand il suffit de les exiler? » mais bientôt Luther rencontra des résistances, son coeur s'aigrit, et lui aussi appela la violence au secours de la vérité. On cite encore quelques passages des premières éditions de l'Institution chrétienne où Calvin conseillait la douceur dans la répression de l'hérésie. Il était alors errant et menacé. A Genève, après la mort de Servet, il écrivit un livre pour établir le droit du glaive sur l'erreur. Une seule voix s'éleva contre cette doctrine, la voix d'un persécuté, celle de Castalion. Théodore de Bèze répliqua et maintint au nom du protestantisme la doctrine homicide. Au siècle suivant, Bossuet la revendique sans contradicteur au sein d'un siècle de politesse, de douceur et de lumières. Pour la déraciner, il a fallu deux siècles de philosophie, il a fallu Locke et Voltaire, Montesquieu et Rousseau, il a fallu la révolution française.

Ce n'est donc pas Calvin seulement, c'est Farel et Viret, c'est Bucer et Melanchthon, ce sont les églises suisses et les églises allemandes, c'est la réforme tout entière qui a poursuivi et frappé Servet. Cet acharnement universel s'explique à merveille. Le principe posé par la réforme avait en effet deux conséquences nécessaires. Luther et Calvin, en faisant de la raison l'interprète des saintes Écritures, renversaient l'ordre de subordination que le moyen-âge avait établi entre la raison et la foi. Au lieu d'être servante, la raison devenait maîtresse. De là une première conséquence : c'est qu'ayant une fois conquis le droit de nier, elle était irrésistiblement entraînée à l'exercer dans toute son étendue; c'est qu'après avoir nié la vertu des sacremens et la présence réelle, elle devait de proche en proche nier la divinité de Jésus-Christ, la Trinité, l'incarnation, en un mot tous les dogmes et tous les mystères. Cette conséquence s'appelle le socinianisme.

Si le premier besoin de la raison déchaînée est de nier les dogmes qui la gênent, il est un besoin plus profond qu'elle ne tarde pas à ressentir, c'est de ressaisir ce qu'elle a d'abord brutalement rejeté, non pour s'y enchaîner de nouveau, mais pour le dominer, l'expliquer, le comprendre, pour l'absoudre après l'avoir compris, pour en exprimer toute la vérité et s'en assimiler enfin toute la substance. L'explication des mystères par la raison, et par suite l'absorption de la religion dans la philosophie, telle était la conséquence dernière du principe protestant. Elle s'appelle le rationalisme.

P. Michel Servet est l'homme qui a déduit le premier ces deux conséquences. En niant la Trinité, la divinité de Jésus-Christ, le péché originel, il a suscité Socin. En composant un christianisme rationnel, où tous les mystères sont les développemens d'une donnée philosophique, il a préludé à Malebranche et à Kant, à Schelling et à Hegel, à Schleiermacher et à Strauss. Et il ne faudrait pas croire que ce hardi génie n'eût point mesuré la portée de son entreprise. Les pièces de son procès portent des traces certaines de son étonnante pénétration, de sa haute et sereine confiance dans l'avenir. « Qu'entendez-vous, lui demandait l'accusation, en disant que la vérité commence à se déclairer, et s'achevera à chas peu du tout ? Voulez-vous dire que votre doctrine sera reçue, et que c'est une doctrine de vérité? - J'entends, disait Servet, parler des progrès de la réforme : Comme quoi la vérité a commencé à estre déclairée du tems de Luther, et a suyvy jusques icy. » Et Servet ajoutait que, le mouvement de la réformation n'ayant pas atteint son terme, celle-ci se déclairerait encore plus oultre. Mémorables et prophétiques paroles, que l'histoire doit recueillir pieusement comme le sacré témoignage d'une foi magnanime qui, loin de fléchir, s'exalte et s'illumine devant la mort. Le seul tort de celui qui les a prononcées est d'être venu deux siècles trop tôt. En 1553, Zurich le jugea digne du dernier supplice; de nos jours, Zurich lui eût peut-être offert une chaire, comme elle a fait à l'un de ses plus directs héritiers, l'auteur panthéiste de la Vie de Jésus. Profondément isolé au milieu de son temps, également hostile aux protestans et aux catholiques, Servet devait succomber. Esprit confus d'ailleurs, il n'a pas su donner à sa pensée cette précision lumineuse qui fait la vraie force, ce caractère pratique et simple qui donne l'influence. Sa théologie profonde, mais subtile et raffinée, est tombée dans l'oubli, sa philosophie néoplatonicienne a été emportée dans le naufrage; mais ce qui n'a pas péri, ce qui ne pouvait pas périr, c'est la grande idée d'une explication rationnelle des mystères chrétiens.

Il appartient au XIXe siècle d'accomplir cette entreprise magnifique. L'honneur de l'avoir conçue et d'en avoir essayé la réalisation au prix de son repos et de sa vie suffit pour consacrer à jamais le nom de Michel Servet. Il avait une place parmi les martyrs de la liberté moderne, il était juste de lui en marquer une autre, non moins glorieuse, parmi les théologiens philosophes, parmi les précurseurs du rationalisme.


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(1) Voici le titre complet de l'ouvrage : Christianismi Restitutio, totius ecclesiœ apostolicœ ad sua limina vocatio, in, integrum restituta cognitions Dei, fidei Christi, justificationis nostroe, regeneratione baptismi et coenoe Domini manducationis. Restituto denique nobis regno coelesti, Babylonis impioe captivitate soluta, et antichristo cum suis penitus destructo. - 734 pages in-8, avec un feuillet d'errata. Au bas de la dernière page sont les initiales de l'auteur et l'année de l'impression M. S. V. [Michaël Servetus Villanovanus] 1553. L'ouvrage fut tiré à mille exemplaires, selon le témoignage de Servet (interrogatoire du 17 août, dans le manuscrit de Genève). Il paraît qu'il n'en reste plus que deux, l'un à la Bibliothèque nationale, l'autre à la Bibliothèque impériale de Vienne. On dit que le premier avait été acheté à la vente de Gaignat, pour le duc de La Vallière, au prix de 3,810 francs. C'est d'après l'exemplaire de la bibliothèque de Vienne que De Murr a donné une contrefaçon de l'ouvrage, imitant l'original ligne pour ligne (Nuremberg, 1790, in-8). Une nouvelle édition, qu'avait entreprise à Londres le docteur Mead, n'est pas allée plus loin que la page 253.
(2) Voltaire, Essai sur les Moeurs, ch. 131. - Comp. Lettre au président Hénaut, 26 février 1768.
(3) Guizot, Vie de Calvin, dans le Musée des protestans célèbres, t. II, part. 2, p. 106. - Paul Henry, Das Leben J. Calvins. Hambourg, 1835-1838. - Rilliet de Candolle, Mémoires et Documens, etc., p. 9 et 10.
(4) Cette lettre a été copiée par D'Artigny aux archives de l'archevêché de Vienne. Voyez D'Artigny, Nouveaux Mémoires d'histoire, de critique, etc., t. II, p. 55 et suiv.
(5) Déclaration pour maintenir la vraye foi, p. 1337.
(6) Nous devons la communication de ce précieux document à l'obligeance de M. Chastel, directeur de la bibliothèque de Genève, auteur de savantes conférences sur l'histoire du Christianisme.
(7) Calvin aurait voulu cacher à la postérité cet abus odieux de confiance. Il fait écrire à Trie : Il me semble que j'avois obmis de vous escripre qu'après que vous auriez faict des épistres, qu'il vous plust ne les esgarer afin de me les renvoyer.
(8) Interrogé à Genève sur son évasion, Servet répondit en ces termes :
Respond qu'il est vray qu'il fut prisonnier à Vienne à la poursuite de monsieur Calvin et Guillaume Trye, mais qu'il évada de prison pour ce que les prebstre le voulloient faire brûler; toutesfoys que les prisons lui estoient tenues comme si on eust voullu que se saulvast. (Interrogatoire du 14 août, dans le manuscrit de Genève, pièce inédite.) - Dans la séance du 17 août, au petit conseil, on pressa Servet de s'expliquer plus clairement. Voici ses paroles : Et a respondu qu'il demerit que deux jours en prison, et puys de matin sen sortit. Car le viballifz qui lui portoit faveur commanda au ieolier de le laisser aller par un iardin et de le traicter bien pour ce qu'il avoit aydé de la medecine à mons. de Maugeron duquel le dict vybaillifz estoit amys. (Manuscrit de Genève, pièce inédite.)
(9) A Genève, Servet fut interrogé sur ce point. Sa réponse est consignée dans le procès-verbal de la séance du petit conseil en date du 17 août:
A respondu que..... Puys se saulva et prit le chemin pour aller contre Espagne, dempuys il s'en est revenu à cause des gendarmes qu'il craignait, et s'en voulait passer par icy et par Allemagne pour aller de là les mons pour exercer la médecine.
(Pièce inédite du manuscrit de Genève.)
(10) Il y avait à Genève trois conseils : le petit conseil ou conseil étroit, le grand conseil ou conseil des deux cents, et le conseil général. Sur les attributions de ces différzns corps, voyez Spon, Histoire de Genève.
(11) M. Rilliet de Candolle, Mémoires et Documens, etc., p, 12.
(12) Sur l’établissement de la réforme à Genève, voyez le beau mémoire de M. Mignet (Notices et Mémoires historiques, tome II).
(13) Voyez Rilliet de Candolle, Mémoires et Documens, p. 11-20.
(14) Lettre au président Hénaut, du 25 février 1768.
(15) Epist. ad Sulcerum, 9 septembre 1553.
(16) Calv. Epist., p. 114.
(17) Je copie ces paroles sur le texte même de la lettre à Abel Poupin : Mihi ob eam rem moriendum esse certo scio, sed non propterea animo deficior, ut fiam discipulus similis proeceptori.
(18) Bolsec, dans son pamphlet contre Calvin, avait cité, déclarant les avoir lues, les paroles suivantes d'une lettre de Calvin à Viret: « Servetus cupit huc venire, sed a me accersitus. Ego auteur nunquam committam ut fidem meam eatenus obstrictam habeat. Jam enim constitutum apud me habeo, si veniat, nunquam pati ut salvus exeat. » - Ce témoignage de Bolsec laissait des doutes, bien que Grotius l'eût confirmé (Opp., t. IV, p. 503). Toute incertitude a disparu depuis que M. Andin a découvert à la Bibliothèque nationale une lettre de Calvin à Farel, où se trouvent ces paroles, parfaitement analogues à celles que cite Bolsec : « Si mihi placeat huc se venturum recipit (Servetus). Sed nolo fidem meam interponere; nam si venerit, modo valeat mea authoritas, vivum exire nunquam patiar. » Voyez M. Audin, Vie de Calvin, t. II, p. 324. et suiv.
(19) Ce côté de la politique de Calvin a été vivement saisi par un pénétrant écrivain, M. Géruzez (Plutarque français, article Calvin).
(20) M. Rilliet de Candolle a publié le texte de cette plainte dans son mémoire, p.135.
(21) Epist. Calv. Ad Sulcer., 9 sept. 1553.
(22) Déclaration, etc., p. 54.
(23) Calvin à Farel, 15 août 1553.
(24) Calv. Epist., p. 290.

(26) Lettre au président Hénaut.
(27) Procès-verbal de la séance du 15 août; pièce inédite du manuscrit de Genève.
(28) Interrogatoire du 14 août, pièce inédite du manuscrit des archives de Genève.
(29) Tractatus theolog., p. 846. - Déclaration pour maintenir, etc,, p. 1354.
(30) Déclaration, p. 1355. - Refut. error. Serv., p. 703.
(31) On ne connaissait cette curieuse discussion que par Calvin. J'en trouve la trace dans le manuscrit de Genève, procès-verbal inédit de la séance du 15 août. On demande à Servet s'il a enseigné que Dieu est une seule chose contenant cent mille essences, tellement qu'il est une portion de nous et nous une portion de lui. Servet «respond qu'il ne la point dict ainsin, sinon pour les idées. »
(32) Je lis dans le procès-verbal de la séance du 31 août, pièce inédite du manuscrit de Genève :
« Interrogué si dempuys qu'il est icy, s'il a parlé à personne, respond que non, sinon a ceux de céans qui lui ont baillé a manger. Et que mesme on luy avait cloue les fenestres. »
(33) Nous avons sous les yeux un fac-simile de cette lettre, pris par nous-même aux archives de Genève, et que nous reproduisons religieusement.
(34) A la suite de ces mots, j'ai trouvé dans le manuscrit de Genève une lettre de Servet à Calvin que je crois inédite, et où Servet maintient avec force son principe panthéiste : « Dieu, dit-il, ne serait plus Dieu s'il n'était pas en contact avec toutes choses. Quand l'esprit saint agit en nous, c'est la divinité qui nous touche. »
(35) M. Rilliet de Candolle se fait une arme de ces paroles de Calvin : « Il ne daigna entrer en propos, par quoy il y a une conjecture probable qu'il s'étoit forgé quelque vaine confiance de je ne says où. » (Déclar., p. 1328.) - Il me semble que les mots vaine confiance prouvent qu'il n'y avait aucun concert entre Servet et le parti des libertins. On soutenait l'accusé contre Calvin, mais on ne se commettait pas avec lui.
(36) « Ipse eum in carcere absentem quotidianis concionibus ad populum invidiosissime traduxit. » (Contra libellum Calvini, p. 25.) - Cette accusation est lancée, il est vrai, par un adversaire; mais elle n'a pas été démentie par les amis de Calvin.
(37) Calvin s'en plaint à son ami Farel avec une amère ironie : « Notre César comique, après avoir fait le malade pendant trois jours, s'est rendu au conseil pour sauver ce scélérat, et il n'a pas rougi de demander que la cause fût évoquée au conseil des deux cents; mais l'arrêt a été rendu sans contestation. » (Epist. ad Far.)
(38) « Genus mortis conati sumus mutare, sed frustra. » (Ep. Et resp. Calv. Epist. CLXI, p. 304)
(39) Déclaration, etc.., p. 95, 96.
(40) Melanchthon Calvino, 14 oct. 1554.
(41) Lettre à Calvin, 8 sept. 1553.


EMILE SAISSET.

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