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histoire | Cette fois, c’est fini. Les deux hommes ont consommé leur rupture.
ÉTIENNE DUMONT | 14.03.2009 | 00:00
Cette fois, c’est fini. Les deux hommes ont consommé leur rupture. Nous sommes en 1544. Sébastien Castellion quitte définitivement Genève. Jean Calvin, qu’il considérait comme son mentor, ne supporte ni la contradiction ni la concurrence. Le réprouvé part d’autant plus volontiers qu’il conservera, au mieux, chez nous un poste de maître d’é-cole. Or le rêve de Castellion, c’est de devenir pasteur…
Sébastien Châteillon (il latinisera plus tard son nom) est né en 1515, l’année de la bataille de Marignan, à Nantua. Il a donc six ans de moins que Calvin. «On ignore comment ce fils de paysan a pu faire des études», explique Vincent Schmid, qui fait de lui le troisième homme de son récent livre sur Michel Servet (1). Sans doute s’agit-il d’un enfant prodige. Un seigneur ou un ecclésiastique se doit alors d’encourager les jeunes talents apparus sur leurs terres.
Révélation à Lyon
Castellion, dont on connaît la vie grâce à l’énorme ouvrage de Ferdinand Buisson, paru en 1892, fait donc sa scolarité à La Trinité de Lyon, un collège humaniste renommé. «Dans cette ville au sommet de son activité économique, les idées luthériennes ont vite circulé», reprend Vincent Schmid, qui est par ailleurs pasteur à Saint-Pierre. «L’étudiant a ainsi lu L’institution de la religion chrétienne de Calvin, sortie en latin à Bâle. C’est sa révélation.»
Par un hasard qui n’en est pas tout à fait un, le Bressan rencontre Calvin, alors exilé, à Strasbourg. Nous voici en 1541. «Il semble qu’il ait même habité chez lui.» On nage alors en pleine idylle théologique. Rappelé à Genève, le Picard prend Castellion dans ses bagages.
Leurs idées divergent cependant assez vite. «Calvin, comme Servet, croit que Dieu lui a parlé. C’est un inspiré.» Castellion se montre plus ouvert. «Par rapport à son maître, qui reste par bien des points un représentant du Moyen Age, il annonce les Temps modernes.» Le dissident défend les anabaptistes. Il dénonce la collusion du civil et du religieux. Il demande enfin une pluralité de voix au sein de la même Eglise.
La Sainte Trinité? Une idée personnelle
Afin d’agrandir cette ouverture, Castellion propose même un petit dénominateur commun. Tout le monde doit croire à un Dieu unique, tout-puissant, éternel et créateur. Avec la Trinité, nous entrons déjà dans le domaine spéculatif. «Une révolution.» Il s’agit en effet là de la pomme de discorde depuis le Concile de Nicée en 325. Comment le Christ peut-il être à la fois homme et Dieu, hein? Je vous le demande!
La question trinitaire se trouve ainsi au cœur du procès de Michel Servet en 1553. Pour le médecin espagnol, Jésus reste le fils de Dieu. Il ira au bûcher, à Champel, en disant «Jésus fils du Dieu éternel» et non pas, comme il aurait dû, «Jésus, fils éternel de Dieu». L’idée révolte notre Castellion, réfugié à Bâle. Il y a fait tous les métiers (scieur de long, porteur d’eau…) pour nourrir ses huit enfants avant d’enseigner le grec à l’illustre Université de la ville.
Castellion prend donc sa plus belle plume. Il défendra post mortem l’hérétique. «Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme», écrit-il dans son Contre le libelle de Calvin. La phrase a fait fortune. Elle passe pour la première affirmation de la tolérance religieuse. L’ennui, c’est que Castellion ne l’a pas publiée de son vivant. Son ouvrage ne paraîtra, et aux Pays-Bas, qu’en 1613.
Postérité hollandaise et française
«Castellion n’aura vu sortir que trois de ses livres», explique le pasteur Schmid, «dont sa superbe traduction de la Bible». Pourquoi cette prudence? «J’y vois des pressions. Calvin, qui était un homme de réseau, a pu noyauter Bâle. L’Université de cette ville a dû jouer son rôle en menaçant l’auteur de sanctions.» L’hellénisant tenait à son poste. Il mourra en 1563, épuisé et déçu, quelques mois avant son ennemi genevois.
L’exilé ne sera pas tout à fait oublié. «Disons qu’il va et vient dans l’histoire religieuse.» Castellion se verra cité en 1619 au synode de Dordrecht, où s’affrontent les faucons et les colombes du protestantisme. Spinoza le lira.
«Pierre Bayle parle de lui dans son Dictionnaire historique et critique de 1697, prudemment paru à Rotterdam. Ce n’est enfin pas un hasard si Buisson l’a choisi comme sujet de thèse au XIXe. «Cet ancien pasteur s’est fait en France l’apôtre de la laïcité.» Puis est venu Stefan Zweig. Le Viennois en a profité pour rapprocher Calvin d’Hitler. Bigre!
(1) «Michel Servet, Du bûcher à la liberté de conscience», de Vincent Schmid, aux Editions de Paris-Max Chaleil, 176 pages
L’affaire de l’athée Jacques Gruet
Sa tolérance signifie-t-elle que Castellion est prêt à tout admettre? Non. Une affaire, trop noire pour se voir évoquée lors d’un jubilé Calvin très consensuel, le prouve. Il s’agit du procès de Jacques Gruet. L’histoire se déroule en 1547, alors que le Bressan est déjà loin, mais elle a fait du bruit. En juin 47 donc, Gruet placarde une affiche sur la chaire de Saint-Pierre. Elle parle de «foutus prêtres renégats qui viennent nous mettre en ruine».
Le coupable est vite identifié. On trouve chez lui des manuscrits. Pour Gruet, les lois de Moïse «n’ont pas d’autre origine que les caprices des hommes». L’avis de Calvin sur l’immortalité de l’âme reste une «faribole». L’au-delà n’existe pas. L’important c’est de vivre l’instant, en chamboulant les règles établies par le Consistoire. Son procès devient celui de la libre-pensée. Pas un mot de Castellion. «Gruet sort du fameux cadre minimal». Pour notre théologien, l’athée demeure un monstre. «Il n’y a pas de place pour lui. L’hérétique croit en Dieu. Le juif et le musulman, à la limite aussi. Avec un Ciel vide, nous entrons dans le do-maine de l’impensable.»
Brûlé sans un mot
Dans ces conditions, que le malheureux Gruet soit brûlé le 26 juillet reste normal pour Castellion. «N’oublions pas que le scepticisme de Montaigne reste très discret. Le but officiel de la société civile reste, au XVIe siècle, l’adoration de Dieu.» Au XXIe, la question se pose encore. Un pays européen n’a-t-il pas interdit, il y a quelques semaines, une publicité pour l’athéisme «par égard pour les croyants pratiquants»?
Il ne faut donc pas s’étonner si Servet possède sa rue et un monument expiatoire, alors que Gruet n’a rien. Il a fallu l’énorme ouvrage sur Genève d’Amédée Roget, en 1870, pour que l’homme sorte de l’oubli. Que voulez-vous? L’histoire veut des martyrs respectables.
Tout est-il perdu pour l’oublié de 1547? Pas tout à fait. Comme le rappelle Bernard Lescaze, la phrase choisie pour orner un mur de cet espace libertaire que fut l’Ilôt 13, derrière la gare, est signée Gruet. «Si un homme veut manger son bien, les autres n’ont rien à y voir, et si je veux danser, sauter, mener joyeuse vie, qu’a à faire la justice?» (ed)
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